Le quotidien est parfois dévalué, réduit au banal et à l’indifférent au profit d’expériences en apparence rares et marquantes, comme peut l’être un voyage longtemps désiré dans un pays lointain. Au profit d’événements qui paraissent donc, par contraste, extra-ordinaires. Il ne tient pourtant qu’à nous de cultiver le quotidien pour ne pas le laisser sombrer dans une insignifiance affadie et pour y développer des expériences fécondes.
Cultiver, c’est travailler pour faire s’épanouir et fructifier. Le terme remonte au cultus latin, issu lui-même du verbe colere qui rassemble entre autres le sens de « cultiver la terre » (qui a donné la « culture », d’abord au sens agraire puis, par dérivation, au sens symbolique et social du « culturel ») et le sens de « vénérer, honorer » (d’où vient le « culte »). Sa racine indoeuropéenne khwel- « transmet en effet l’idée de “s’occuper de”, d’où “habiter et mettre en valeur (un lieu où l’on vit)” et de l’autre “honorer comme sacré”, d’où les deux notions de cultiver et de rendre un culte » [1]. Si cultiver renvoie donc à un travail, c’est un travail qui s’apparente au soin ou au souci déférent de ce que l’on met en œuvre pour qu’il se développe et dont on espère une réaction bénéfique et généreuse, c’est une activité rigoureuse qui dans un même mouvement affermit le lien intime entre l’individu et ce qu’il travaille.
Dans la perspective d’une défense de l’écologie politique, le philosophe et journaliste André Gorz soutient l’idée d’une « culture du quotidien », qu’il définit par opposition au savoir spécialisé des experts, à cette « expertocratie » qui domine et opprime les sujets pris dans le système capitaliste. La culture du quotidien désigne ainsi « l’ensemble des savoirs intuitifs, des savoir-faire vernaculaires […], des habitudes, des normes et des conduites allant de soi, grâce auxquels les individus peuvent interpréter, comprendre et assumer leur insertion dans le monde qui les entoure ». Elle constitue selon André Gorz l’une des conditions de l’autonomie des individus, l’une des conditions de leur liberté et de la préservation de leur « monde vécu », c’est-à-dire du « monde accessible à la compréhension intuitive et à la saisie pratico-sensorielle » [2]. Le monde où peuvent donc advenir d’authentiques expériences.
Si l’on peut émettre des réserves quant à ce qui se présenterait comme « allant de soi », l’idée d’une culture du quotidien permet de mettre en évidence la variété et la complexité de nos interactions habituelles et ordinaires avec le monde ainsi que les nombreuses facultés que nous y exerçons. Elle souligne les potentialités que recèlent nos expériences journalières, tant sensibles que pratiques et cognitives. Mais ces expériences peuvent néanmoins se dessécher si elles ne sont pas elles-mêmes cultivées ou si elles sont appauvries par une rationalité économique dévorante, qui les tourne à son profit pour en tirer un rendement financier maximalisé.
Dans une autre perspective, centrée cette fois sur l’art et l’expérience esthétique, le philosophe pragmatiste John Dewey invite à penser la continuité entre le quotidien et les expériences au sens fort du terme. Celles-ci ne sont pas exclusivement encloses dans des contextes privilégiés et se présentent à la fois comme activement conduites, unifiées et dynamiques :
Il y a constamment expérience, car l’interaction de l’être vivant et de son environnement fait partie du processus même de l’existence. […] Il arrive souvent, toutefois, que l’expérience vécue soit rudimentaire. Il est des choses dont on fait l’expérience, mais pas de manière à composer une expérience. Il y a dévoiement et dispersion […]. Nous nous attelons à la tâche puis l’abandonnons ; nous commençons puis nous nous arrêtons, non pas parce que l’expérience est arrivée au terme visé lorsqu’elle avait été entreprise mais à cause d’interruptions diverses ou d’une léthargie intérieure.
À la différence de ce type d’expérience, nous vivons une expérience lorsque le matériau qui fait l’objet de l’expérience va jusqu’au bout de sa réalisation. C’est à ce moment-là seulement que l’expérience est intégrée dans un flux global, tout en se distinguant d’autres expériences. Il peut s’agir d’un travail quelconque que l’on termine de façon satisfaisante ; d’un problème que l’on résout ; d’un jeu que l’on poursuit jusqu’au bout ; d’une situation quelle qu’elle soit (dégustation d’un repas, jeu d’échecs, conversation, rédaction d’un ouvrage, ou participation à une campagne électorale) qui est conclue si harmonieusement que son terme est un parachèvement et non une cessation. Une telle expérience forme un tout ; elle possède en propre des caractéristiques qui l’individualisent et se suffit à elle-même. Il s’agit là d’une expérience. […] Dans une expérience, il y a mouvement d’un point à l’autre. Comme une partie amène à une autre et comme une autre encore poursuit la portion précédente, chacune y gagne en individualité. Le tout qui perdure est diversifié par les phases successives qui créent son chatoiement. [3]
Les analyses de John Dewey permettent ainsi d’envisager de multiples sources d’émergence et d’épanouissement des expériences, dans le terreau ordinaire du quotidien et ce malgré les aléas extérieurs ou notre propre « léthargie » qui risquent de les défaire. Réciproquement, dans et par ces expériences unifiées :
Le monde dont nous avons eu l’expérience devient une partie intégrante du moi qui agit et sur lequel s’exerce une action dans la suite de l’expérience. Dans leur occurrence physique, les choses et les événements dont nous faisons l’expérience passent et disparaissent. Mais il y a quelque chose de leur signification et de leur valeur que le moi retient comme une partie de lui-même. Grâce aux habitudes qui se forment dans nos relations avec le monde, nous habitons [inhabit] aussi le monde. Il devient un chez-nous et ce chez-nous fait partie de notre expérience. [4]
Étendre et approfondir une culture du quotidien enrichie de notre histoire personnelle, cultiver, parachever les expériences ordinaires et précieuses que le quotidien nous offre, c’est donc aussi se cultiver soi-même. C’est préserver et intensifier une relation réciproque et soigneuse au monde pour l’habiter et y vivre, pour résister aussi aux aliénations stérilisantes qui constamment la menacent.
Georges Iliopoulos
[1] Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 2016, p. 616.
[2] André Gorz, « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation » [1992], dans André Gorz, Éloge du suffisant, édition, introduction et commentaires par Christophe Gilliand, PUF, 2019, p. 29-31.
[3] John Dewey, L’Art comme expérience [1934], traduction coordonnée par Jean-Pierre Cometti, Gallimard (« Folio essais »), 2010, p. 80-82.
[4] Ibid. p. 185.