spectator nouus

georges iliopoulos philosophie homeney

L’invitation voire l’injonction à vivre chaque jour comme s’il était le dernier peut apparaître, à juste titre sans doute, comme une idée bien trop rebattue ou comme un cliché vide de sens, d’ailleurs souvent liés à des préoccupations publicitaires et consuméristes. Cette invitation a pourtant une très longue histoire, qui interdit de la réduire à ses mésusages actuels.

L’historien de la philosophie Pierre Hadot a montré qu’elle fait partie des « exercices de concentration de l’esprit sur l’instant présent » [1], tels qu’ils étaient pratiqués notamment par les épicuriens et les stoïciens de l’Antiquité. De tels exercices participaient à l’effort de transformation de la perception du monde qui était visée par ces écoles philosophiques, effort « destiné à vaincre l’habitude qui rend banale et machinale notre manière de voir le monde, destiné aussi à nous détacher de l’intérêt, de l’égoïsme, du souci, qui nous empêchent de voir le monde en tant que monde » [2] :

Ils consistent, aussi bien dans le stoïcisme que dans l’épicurisme, à « se séparer du futur et du passé », pour « délimiter l’instant présent » [3]. Une telle démarche permet ce détachement intérieur, cette liberté et tranquillité de l’esprit, libéré du poids et des préjugés du passé, comme du souci du futur, qui est indispensable pour percevoir le monde en tant que monde. Il y a d’ailleurs ici une sorte de causalité réciproque. Car la prise de conscience du rapport au monde procurera à son tour à l’esprit la paix et la sérénité intérieure, dans la mesure où notre existence sera replacée dans la perspective cosmique.

Cette concentration sur l’instant présent permettra de découvrir la valeur infinie, le miracle inouï de notre présence au monde. En effet, la concentration sur l’instant présent implique la suspension de nos projets sur le futur, autrement dit elle implique que nous pensions le moment présent comme le dernier moment, que nous vivions chaque journée, chaque heure comme si c’était la dernière. Pour les épicuriens, un tel exercice révèle la chance incroyable que représente chaque moment vécu dans le monde : « Tiens que chaque jour nouveau qui se lève sera pour toi le dernier. Alors c’est avec gratitude que tu recevras chaque heure inespérée » [4]. [5]

Or, « voir le monde pour la dernière fois c’est tout aussi bien le voir pour la première fois, tam quam spectator nouus » [6] selon la formule de Sénèque. C’est se débarrasser de l’écran de la routine, des préoccupations et des conventions pour renouveler son rapport au monde, comme si celui-ci venait tout juste de nous apparaître. 

Pourtant, à l’inverse de ce qu’avance Pierre Hadot, il pourrait peut-être s’agir d’appliquer d’une manière neuve « notre attention sur les objets particuliers qui nous procurent du plaisir ou quelque utilité », objets qui, loin de se dresser entre nous et le « monde en tant que monde » [7], nous y donneraient accès. Ce serait s’offrir la possibilité de les percevoir dans leur singularité, d’apprécier leurs formes, leurs teintes et leurs textures, mais aussi de les replacer au sein du monde et de son histoire, d’y sentir « la merveilleuse présence du monde » [8]. En effleurant une table de bois massif, ce serait retrouver dans les nœuds et les veinures la vie de l’arbre dont elle est issue, sa croissance lente et irrésistible, la lumière, l’air, l’eau et tout l’univers chtonien qui l’ont nourrie. Ce serait percevoir cet objet et le monde qui l’accueille « comme une “nature”, au sens étymologique du mot, comme une phusis, c’est-à-dire comme le mouvement de croissance, de naissance par lequel les choses apparaissent ». Et, par un retour sur soi, ce serait s’éprouver « comme un moment, comme un instant, de ce mouvement, de cet événement immense, qui nous dépasse, qui est toujours déjà là avant nous, toujours au-delà de nous » [9]. Ce serait, en un mot, co-naître au monde et aux choses [10].

Georges Iliopoulos

 

[1] Pierre Hadot, « Le sage et le monde » [1989], dans Exercices spirituels et philosophie antique, éd. revue et augmentée, Albin Michel (« Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité »), 2002, p. 356.


[2] Pierre Hadot, « L’homme antique et la nature » [1989], dans Discours et mode de vie philosophique, textes réunis et présentés par Xavier Pavie, Les Belles Lettres (« Le Goût des idées »), 2014, p. 113.

[3] Marc Aurèle, Pensées, XII, 3, 3-4 et VII, 29, 3 et III, 12, 1.

[4] Horace, Épîtres, I, 4, 13.

[5] Pierre Hadot, « Le sage et le monde » [1989], dans Exercices spirituels et philosophie antiqueop. cit., p. 357-358.


[6] Ibid. p. 358.

[7] Pierre Hadot, « L’homme antique et la nature » [1989], dans Discours et mode de vie philosophiqueop. cit., p. 113-114.

[8] Ibid.

[9] Pierre Hadot, « Le sage et le monde » [1989], dans Exercices spirituels et philosophie antiqueop. cit., p. 357-358.


[10] Selon l’expression de Claudel, reprise par Pierre Hadot. Voir ibid.