Elle est puissance charnelle et plurielle d’exploration que l’on faufile à la surface des choses. Elle guette et goûte le doux, le froid, le dur, le chaud et le sec, le mou, le piquant, le tiède, le frais, le lisse comme le rugueux, le mouvant, le pesant, l’éthéré qui fuit, le fluide, l’humide. Elle est cette « philosophe sceptique » [1] qui seule, par son tact, nous confirme le réel, car le « réel n’a point, ni ne peut avoir, d’autre définition. Aucune autre sensation n’engendre en nous cette assurance singulière que communique à l’esprit la résistance d’un solide. » Elle se fait même « réseau à prendre l’impondérable » [2] qui se déploie « pour “tenter” l’univers, pour en faire l’expérience, jusque dans ces courants translucides qui n’ont pas de poids et que l’œil ne voit pas » ; doigts tendus, on peut ainsi « respirer le monde par les mains » tout comme l’on fouille, avec avidité parfois, « la substance palpitante de nos êtres » [3].
On ne la pense que peu, parce que l’on pense avec elle. Car tout travail est à la fois manuel et intellectuel ; ce que fait l’esprit et ce que sait la main [4] s’y unissent. « Organe du possible », on se décourage presque dans l’énumération des « virtualités innombrables de cette machine prodigieuse qui assemble la sensibilité la plus nuancée aux forces les plus déliées » [5]. Car « que ne fait point la main ? » Elle saisit, joue et sculpte, elle effleure, soupèse, tâtonne, elle ravit et caresse, elle donne ou prend, rattrape, dessine, prépare, elle malaxe et frappe, elle fabrique et elle construit. Elle nous forme autant qu’elle informe le monde et ses objets, si notre dédain de la pratique ne la paralyse pas.
Avec Valéry, rêvons donc longtemps :
sur cet organe extraordinaire en quoi réside presque toute la puissance de l’humanité, et par quoi elle s’oppose si curieusement à la nature, de laquelle cependant elle procède. Il faut des mains pour contrarier par-ci, par-là, le cours des choses, pour modifier les corps, les contraindre à se conformer à nos desseins les plus arbitraires. Il faut des mains, non seulement pour réaliser, mais pour concevoir l’invention la plus simple sous forme intuitive.
Georges Iliopoulos
[1] Paul Valéry, « Discours aux chirurgiens », [1938], dans Variété V [1944], Gallimard (« Folio essais »), 2002, p. 589. Citation suivante, ibid.
[2] Henri Focillon, Éloge de la main [1939], Sambuc Éditeur, 2019, p. 40. Citation suivante, ibid. et ibid. p. 39.
[3] Paul Valéry, « Discours aux chirurgiens », [1938], dans Variété V [1944], op. cit., p. 575.
[4] Nous reprenons la formule de la traduction française de l’ouvrage de Richard Sennett : Ce que sait la main. La culture de l’artisanat [The Craftsman, 2008], trad. P.-E. Dauzat, Albin Michel, 2010.
[5] Paul Valéry, « Discours aux chirurgiens », [1938], dans Variété V [1944], op. cit., p. 589. Citations suivantes, ibid. p. 587-588.