« À Lycosoura, en Arcadie, la divinité la plus vénérée portait le nom de Déspoina, “Maîtresse”. Dans son temple, elle était figurée assise, trônant en majesté à côté de sa mère, Déméter. De part et d’autre des deux déesses, encadrant leur siège commun, se tenaient debout Artémis et Anytos, un Titan. Or vers la sortie du sanctuaire, on trouvait sur la droite, enchâssé dans le mur, un miroir. Écoutons ce qu’en dit Pausanias : celui qui s’y regarde, rapporte notre témoin, ou bien ne discerne de lui-même qu’un obscur reflet, affaibli, indistinct (amudrós), ou bien ne s’y voit pas du tout ; en revanche les figures des dieux et le trône où ils prennent appui apparaissent nettement sur le miroir ; on les y peut contempler en pleine clarté (enargôs).
Dans le lieu saint où il a été fixé, le miroir inverse ses propriétés naturelles. De son rôle normal — refléter les apparences, offrir l’image des objets visibles placés devant lui —, il bascule vers une autre fonction, à l’exact opposé : ouvrir une brèche dans le décor des “phénomènes”, manifester l’invisible, révéler le divin, le donner à voir dans l’éclat d’une mystérieuse épiphanie.
Cas extrême sans doute […], il souligne le statut ambigu de l’image, reflétée au poli du métal ; elle semble osciller entre deux pôles contraires ; tantôt pur faux-semblant, ombre vaine, illusion vide de réalité ; tantôt apparition d’une puissance de l’au-delà, affleurement sur la surface lisse, comme dans la transparence des eaux d’une fontaine, d’une réalité “autre”, lointaine, étrangère à l’ici-bas, insaisissable, mais plus pleine, plus forte que ce que le monde offre aux yeux des créatures mortelles. »
Jean-Pierre Vernant, « Au miroir de Méduse », dans L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, 1996.