« l’esthétique forme un élément à part entière de l’économie. Dans le stade avancé du capitalisme qui est le nôtre, on ne comprendra le fonctionnement de l’économie que si l’on tient compte, à côté de la valeur d’usage et de la valeur d’échange des marchandises, de leur valeur scénique. […] Il ne s’agit pas de nier que l’économie esthétique ait affaire à des besoins réels, qu’il vaudrait d’ailleurs peut-être mieux appeler des désirs : l’homme ne veut pas seulement vivre et survivre, il veut aussi rendre sa vie plus intense et accroître son sentiment vital. La critique de l’économie politique montre cependant que l’homme est exploitable précisément par ce biais-là, et qu’on peut le maintenir de cette manière dans des relations de dépendance. La particularité de ces désirs, et le type même de désirs sur lequel mise et doit miser le capitalisme avancé, tient au fait que leur satisfaction ne les comble pas mais suscite le besoin d’un perpétuel accroissement. Une existence qui vise exclusivement la considération et la visibilité ne rencontre en principe pas de limites. La critique de l’économie politique aidera alors l’individu à se sortir de cette surenchère des désirs. Si être libre a pu signifier jadis être indépendant par rapport au manque, la liberté serait plutôt, à l’ère du capitalisme avancé, l’indépendance à ce qui est superflu. »
Gernot Böhme, Aisthétique. Pour une esthétique de l’expérience sensible, 2001.