L’ornement a parfois été pensé comme un ajout superflu à la structure, à la fonction des objets et des bâtiments, comme une fantaisie qui les surchargerait inutilement. Il a parfois été rejeté comme une vaine flatterie à l’égard des sens, voire comme un crime à l’encontre de l’essence de l’art ou de l’architecture [1]. Une telle condamnation est sans doute tributaire, d’une manière plus ou moins consciente, de « la distinction occidentale entre art mineur et art noble, art décoratif et art » [2], que rappelle Christine Buci-Glucksmann dans sa Philosophie de l’ornement. Cette distinction axiologique imprègne encore, insidieusement souvent, nos rapports vis-à-vis des objets que nous rencontrons. L’ornement, qui relèverait des arts dits mineurs, même lorsqu’il est apprécié, resterait avant tout un masque qui nous dissimulerait l’authentique visage des choses.
Pourtant, il peut à l’inverse être considéré comme une voie d’accès privilégiée pour les appréhender, les comprendre et les chérir. Pour l’historien de l’art islamique Oleg Grabar, l’ornementation apparaît même comme un véritable intermédiaire, non pas au sens négatif de ce qui empêche par sa présence importune le rapport direct, mais au sens positif de ce qui permet de lier, de relier :
j’ai proposé de ne pas considérer l’ornement comme une catégorie de formes (ou de techniques) appliquées à certains supports et non à d’autres, mais comme une manière implicite et presque nécessaire d’introduire un certain type de relation entre les objets ou œuvres d’art, d’une part, et les spectateurs ou les utilisateurs, d’autre part. Cette relation s’établit par le biais de ce que j’ai appelé des intermédiaires, c’est-à-dire des agents qui ne sont pas logiquement indispensables pour la perception du message visuel, mais qui en facilitent le processus de compréhension et qui favorisent l’accès à l’œuvre, notamment en augmentant le plaisir. [3]
Lorsqu’on analyse certains types d’ornements comme la calligraphie ou les motifs géométriques, architecturaux et végétaux, on remarque en effet qu’ils :
fonctionnent comme des intermédiaires parce qu’ils « évoquent » […] chez le spectateur des émotions ou des états bien définis : contrôle et affirmation avec l’écriture, ordre avec la géométrie, limites et protection avec l’architecture, force et vie avec la nature, et, dans tous les cas, ce plaisir sensoriel qui est la condition terpnopoïétique [4] fondamentale dans le domaine artistique. [5]
Grâce à l’ornement, grâce aux émotions et à la jouissance esthétique qu’il éveille, peut ainsi s’établir « entre l’objet et son spectateur/utilisateur un dialogue progressif qui se nourrit de lui-même et qui modifie au passage le spectateur autant que l’objet » [6].
Un tel dialogue fructueux et vivifiant peut donc naître des rencontres avec les objets ou les bâtiments ornés qui nous sollicitent au quotidien, si nous acceptons de garder un « œil attentif à ce qui est minime » [7]. Ces œuvres nous y invitent, elles enjoignent même à se laisser rêver. Car :
c’est sans doute le propre de l’ornementation que de susciter ce regard dont parlait si bien Pessõa, à propos d’un simple détail décoratif : c’est-à-dire « ressentir les choses les plus minimes de façon extraordinaire ». […] De loin et de très près, global et intercalaire, dans les choses et hors des choses, ce regard fixe et aérien suscite une véritable érudition de la sensibilité et permet peut-être d’extraire le « rêvable » de chaque objet et de chaque événement. [8]
Georges Iliopoulos
[1] Voir, entre autres, le fameux Ornement et crime d’Adolf Loos.
[2] Christine Buci-Glucksmann, Philosophie de l’ornement. D’Orient en Occident, Galilée, 2008, p. 29.
[3] Oleg Grabar, L’Ornement. Formes et fonctions dans l’art islamique [1992], trad. J-Fr. Allain, Flammarion (« Champs art »), 2013, p. 311.
[4] Néologisme désignant ce « qui procure du plaisir ». Ibid. p. 16.
[5] Ibid. p. 311-312.
[6] Ibid. p. 70.
[7] Christine Buci-Glucksmann, Philosophie de l’ornement. D’Orient en Occident, op. cit., p. 60.
[8] Ibid.
[Photographie du décor mural du palais de Darius 1er (522-486 avant J.-C.) à Suse , présenté au musée du Louvre, Paris.]