Dans La Découverte du quotidien, le philosophe Bruce Bégout s’interroge sur la signification de ce qu’on désigne comme « chez soi » :
Est-ce seulement ce lieu spécial en retrait du monde où l’on se sent à l’aise au sein de choses intimes ? Le « chez soi » n’est-il que l’espace de vie auquel on se sent continuellement uni par des liens familiers et des attaches sentimentales ? N’est-ce pas aussi […] l’endroit le plus fréquent de notre existence, là où l’on demeure et là où l’on se trouve être le plus souvent ? [1]
Si éclairantes que soient les analyses que Bruce Bégout développe pour répondre à cette interrogation, elles laissent quelque peu de côté un aspect central de la question : on est chez soi et pas simplement à la maison, par exemple. Cette curieuse tournure du langage est révélatrice du lien qui unit l’habitant.e à sa demeure. Il ne s’agit pas d’un rapport uniquement spatial à un lieu qu’on occupe au quotidien. Ni non plus d’un lien strictement utilitaire à des objets possédés, à des ustensiles qui nous permettent d’assouvir des besoins et d’atteindre des fins. On est chez soi.
Un détour. À propos du marquage de leur territoire pratiqué par nombre de mammifères au moyen d’odeurs, la philosophe Vinciane Despret, travaux d’éthologues à l’appui, souligne qu’il s’agit là d’une « forme d’extension du corps de l’animal dans l’espace ». Il s’agit pour ces animaux, par le transfert de leur propre substance corporelle à leur environnement, de « transformer l’espace non tant en “sien”, mais en “soi” ». Certains d’entre eux « s’imprègnent également de l’odeur des choses du lieu territorialisé, terre, herbes, charognes présentes, écorces des arbres ». Ainsi, par ce double échange de matières et d’effluves, ils « créent avec les lieux un accord corporel par lequel le “soi” et le “non-soi” sont rendus indistincts » [2].
L’investissement affectif que l’on peut montrer à l’égard de son habitation témoigne de cette même tendance à l’indistinction. Il y a en effet une sorte de « communion atmosphérique inobjective entre le soi et le lieu », communion « qu’exprime la formule “chez soi” » [3]. Lorsqu’on aménage sa demeure, lorsqu’on la décore, lorsqu’on y prend soin, c’est une part de notre subjectivité, ce sont nos goûts, nos pensées, nos rêveries, nos souvenirs et nos espoirs que l’on y dépose. C’est sans doute pourquoi on peut se soucier tant de son intérieur. Pourquoi on peut y prendre tant de joie. C’est probablement aussi la raison pour laquelle les mésaventures et les accidents qui y touchent et qui ponctuent le quotidien sont parfois si inquiétants, la raison pour laquelle ils nous affectent avec tant de force.
Ainsi, on se retrouve soi-même dans son habitation, on s’y reconnaît dans une familiarité et une intimité presque spéculaires. Réciproquement, sans la maison, sans ce lieu clos et unique où notre subjectivité se recueille dans un ordre d’objets chéris, « l’homme serait un être dispersé [4], incapable de se recentrer sur soi. En ce sens, le chez-soi n’est donc pas le simple contenant de nos activités quotidiennes, il est, pour soi, « corps et âme » [5].
Georges Iliopoulos
[1] Bruce Bégout, La Découverte du quotidien, Allia (« Pluriel »), éd. revue et corrigée par l’auteur, 2018, p. 340.
[2] Vinciane Despret, Habiter en oiseau, Actes Sud (« Mondes sauvages »), 2019, p. 36.
[3] Bruce Bégout, La Découverte du quotidien, op. cit., p. 314.
[4] Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace [1957], PUF (« Quadrige »), 2020, p. 59.
[5] Ibid.