Quelles raisons poussent à décorer son habitation et, d’une manière plus générale, tout ce qu’on utilise quotidiennement ?
Lorsqu’on pense aux décors historiques qu’on rencontre dans les musées, dans les sites archéologiques ou plus encore dans les palais d’antan, on peut facilement se laisser convaincre d’un certain élitisme des décorations du passé. Celles-ci apparaissent surtout comme les atours d’une vie de cour, comme la conséquence tangible d’une volonté d’ostentation par les privilégiés de leur pouvoir et de leur propre importance, comme la débauche d’un luxe dont l’objectif premier était peut-être de matérialiser la séparation entre les possédants, les légitimes, les supérieurs, et les pauvres, les indignes. La décoration était ce qui convenait [1] à la supériorité morale et sociale des premiers. On pourrait alors condamner, avec William Morris, « la triste emphase d’un luxe insignifiant » [2], ou plutôt d’un luxe qui ne signifiait rien d’autre que la volonté orgueilleuse de distinction et le mépris de classe.
Si l’on réfléchit à l’indéniable diffusion de la décoration dans toutes les couches de la société, au moins depuis la seconde moitié du XXe siècle, si l’on se penche sur l’offre pléthorique d’objets à plus ou moins bas prix, aux styles variés et parfois très recherchés, inspirés du travail de designers de renom, une autre condamnation peut rapidement venir aux lèvres : de la morgue aristocratique, la décoration est passée en une légère pirouette au consumérisme le plus assumé ; elle s’est alliée au capitalisme industriel et globalisé pour en devenir l’un des marchés aux profits juteux. Puisque la laideur se vend mal [3], ajoutons aux objets du quotidien la « touche déco », le « côté design » qui susciteront l’envie de remplacer ce que l’on possède déjà par ce qui ressort de la toute dernière tendance. Le rythme est ici peut-être moins effréné que celui de la fast fashion, il n’en donne pas moins le tournis.
Que faire donc, si l’on est pris entre la crainte de représenter, encore de nos jours, une certaine élite à l’échelle mondiale, celle qui peut se permettre de dépenser presque sans compter pour simplement embellir son chez-soi, et le refus de participer à la grande ruée vers la surconsommation ? Renoncer à la décoration ?
Le souci de décorer peut pourtant s’inscrire dans un authentique projet, utopique peut-être, en tout cas démocratique, d’amélioration des conditions matérielles d’existence. À la fin du XIXe siècle déjà, dans ses réflexions sur la manière lugubre voire malsaine dont la société de son temps vivait et sur la façon dont elle aurait pu vivre, William Morris revendiquait précisément, pour toutes et tous, quatre exigences fondamentales qu’il condensait ainsi : « premièrement, un corps sain ; deuxièmement, un esprit actif, en accord avec le passé, le présent et l’avenir ; troisièmement, des occupations dignes d’un corps sain et d’un esprit actif ; quatrièmement, de la beauté dans les lieux où nous vivons » [4]. Une beauté qui, loin de se réduire à de frivoles fioritures, est selon lui, très concrètement, « salubre pour le corps et pour l’âme » [5]. Mais il s’agit là d’une beauté qui ne se dévoie pas en un luxe ostentatoire ni en vain gaspillage. C’est une beauté qui reste fidèle à un double idéal de simplicité et d’honnêteté [6], avec pour principes directeurs le besoin et, surtout, le plaisir : « Faire éprouver du plaisir aux utilisateurs d’un objet qu’ils doivent utiliser, voilà la noble mission de la décoration ; faire éprouver du plaisir à ceux qui doivent fabriquer ces objets, voilà sa mission secondaire » [7]. Malgré les écueils où elle peut nous conduire, la décoration telle qu’elle existe aujourd’hui conserve ces deux tâches si précieuses. Dans la trame même de l’ordinaire, elle peut participer pleinement à un épanouissement de l’expérience sensible des individus ; elle peut « réveiller nos sens endormis », aviver nos relations au monde et aux choses.
Et la décoration n’est pas non plus vouée à nous isoler dans l’instantanéité de modes morcelées ou d’achats compulsifs, elle nous relie également aux générations des peuples passés. Non pas à leurs rois couverts d’or mais à leurs artisans de diverses professions, à ceux qui, par leurs arts décoratifs, méticuleux et expressifs, « de tout temps, se sont efforcés peu ou prou d’embellir les objets familiers de la vie quotidiennes ». Car « tout comme ces arts attirent l’attention générale sur les objets d’usage quotidien et avivent notre intérêt pour eux, ils attirent aussi notre attention […] sur notre histoire, dont ils constituent […] une part intrinsèque ». Il nous reste à comprendre cette histoire, à la chérir et à la perpétuer.
Georges Iliopoulos
[1] La décoration, le décor sont, étymologiquement, ce qui convient (decet).
[2] William Morris, « Les arts mineurs » [Conférence donnée devant le Trades’s Guild of Learning, le 4 décembre 1877.], dans William Morris, Comment nous vivons, comment nous pourrions vivre, Préface de Francis Guévremont, Payot & Rivages (« Rivages poche – Petite Bibliothèque »), 2013, p. 103.
[3] Nous reprenons le titre de la traduction française de l’ouvrage de Raymond Lœwy, Never Leave Well Enough Alone [1951].
[4] William Morris, « Comment nous vivons, comment nous pourrions vivre », dans William Morris, Comment nous vivons, comment nous pourrions vivre, op. cit., p. 56.
[5] William Morris, « L’art du peuple » [Conférence donnée devantt la Birmingham Society of Arts and School of Design, le 19 février 1879], dans William Morris, Comment nous vivons, comment nous pourrions vivre, op. cit., p. 79.
[6] Ibid. p. 95-6.
[7] William Morris, « Les arts mineurs », dans William Morris, Comment nous vivons, comment nous pourrions vivre, op. cit., p. 105. Citations suivantes, ibid. p. 103-107.
Illustration : Génie bénisseur, décor mural du palais de Sargon II à Dur-Sarrukin (Khorsabad), albâtre gypseux, VIIIe siècle avant notre ère, Musée du Louvre.