Dans les religions antiques, les mystères désignaient d’abord les enseignements secrets, réservés aux seuls initiés (mústês) de certains cultes. Ils relevaient donc avant tout du sacré, de ce qui était séparé de la vie quotidienne, de ce qui se fermait (múô) à la tentative de compréhension humaine [1].
La vie de tous les jours en recèle pourtant, des mystères humbles et profanes qui restent souvent délibérément ignorés. Saint Augustin souligne ainsi que les « hommes aiment à sonder l’inconnu et à rechercher la cause de faits insolites, tandis qu’ils ne se soucient pas de connaître des faits, la plupart du temps quotidiens, qui souvent ont une origine plus mystérieuse encore » [2]. On peut le comprendre, dans la mesure où reconnaître et explorer cette part énigmatique de la réalité ordinaire exige, premièrement, de tout simplement prendre le temps nécessaire à sa mise en évidence, exige de s’y attarder patiemment à rebours de nos rythmes trop essoufflés, puis de renoncer en partie à l’efficacité requise par notre tendance habituelle à l’optimisation. Déceler un discret mystère oblige en effet à se déprendre des automatismes mentaux et pratiques, à décoller les étiquettes perceptives et conceptuelles que l’on a apposées sur les choses pour les rendre aisément manipulables, sans singularité ni résistance propres [3]. C’est donc admettre une opacité qui défie, irréductible, l’élucidation. Voilà sans doute pourquoi l’on ne se soucie pas, comme le note Augustin, de connaître les faits mystérieux du quotidien : ce serait, non pas seulement un arrêt fantaisiste de l’action efficace, mais précisément un souci au sens fort, une expérience irritante, douloureuse voire angoissante. Car le mystère peut parfois se manifester comme une « inquiétante étrangeté » qui surgit inopinément au cœur même du quotidien et qui sape nos tentatives inlassablement renouvelées de rendre le monde sûr et familier [4].
Dans l’une de ses Lettres à un jeune poète, Rilke soutient même qu’« au fond, le seul courage qui nous est demandé est de faire face à l’étrange, au merveilleux, à l’inexplicable que nous rencontrons ». Il s’agit bien de faire face, c’est-à-dire de s’exposer soi-même dans cette rencontre avec le mystérieux, de s’exposer soi et ses œillères trop confortables, soi et ses certitudes orgueilleuses mais fragiles. Là est la crainte, là peut aussi se révéler un authentique courage. Et celui-ci n’est pas une vaine bravade, car la « peur de l’inexplicable n’a pas seulement appauvri l’existence de l’individu, mais encore les rapports d’homme à homme, elle les a soustraits au fleuve des possibilités infinies, pour les abriter en quelque lieu sûr de la rive » [5]. Un lieu sûr, certes, mais où l’on repose figé et muet, comme pétrifié, loin de la dynamique fluide et vivifiante du possible.
Faisons-nous donc mystes de l’ordinaire, en acceptant toutefois que tous les secrets ne nous soient pas révélés. Et à l’inverse des initiés antiques qui, lèvres closes, ne devaient pas divulguer les doctrines divines, partageons allègrement ces mystères du quotidien.
Georges Iliopoulos
[1] Voir Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Klincksieck, 1968. Rappelons aussi que le sacer (« consacré à une divinité, sacré ») ou le sacrum (« objet sacré, temple, acte religieux ») latins, par opposition au profane (ce qui est pro-fanus, « devant le temple », donc en dehors de celui-ci), est ce qui relève du divin, ce qui lui appartient et qui est séparé, réellement ou symboliquement, du monde et de la vie ordinaire des hommes.
[2] Saint Augustin, La Genèse au sens littéral en douze Livres, Livre XII, trad. P. Agaesse et A. Solignac, Desclée de Brouwer, 1947.
[3] Dans la perspective d’un élargissement et d’une vivification de la perception, voir Henri Bergson, « La perception du changement » [1911], dans La Pensée et le mouvant, PUF (« Quadrige »), 2013, p. 149-153.
[4] Nous suivons l’analyse critique de la conception freudienne de l’Unheimlichkeit telle qu’elle est développée par Bruce Bégout dans La Découverte du quotidien, Allia (« Pluriel »), éd. revue et corrigée par l’auteur, 2018, p. 355-363.
[5] Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète [1929], dans Œuvres, t. I, Seuil, 1966, p. 340-341.
[En illustration, le jardin d’eau du domaine de Chaumont-sur-Loire.]