Si l’on peut espérer des muses, il faudra les accueillir et les conduire.
Dans un enthousiasmant essai sur l’inspiration philosophique, Marianne Massin rappelle que « le verbe “inspirer” ne se conjugue pas dans la seule forme passive (“être inspiré par”) mais se conjugue aussi à la forme active et pronominale (“s’inspirer de”) » [1]. Elle met en lumière une dimension souvent délaissée de l’inspiration, la mobilisation de celle ou celui qu’elle saisit, la part d’effort qu’elle exige et la quête résolue qu’elle engendre :
Elle se caractérise par la fulgurance et l’intensité d’une émotion où s’impose le sentiment d’une injonction et d’un acquiescement, d’une nécessité et d’une liberté, d’une passivité et d’une activité, où l’éblouissante discontinuité renvoie en amont et en aval à une continuité plus souterraine – une trop longue attente faite d’ennui et de malaise pour l’un, la lenteur d’une gestation pour un autre, et, pour tous, l’exigence de se mettre désormais au service de ce qui a été entrevu. L’inspiration se donne dans une « surprise » par le surgissement d’un appel, d’une idée impérieuse, d’une certitude irréfragable qui prend possession du sujet et le requiert, le fragilise dans sa posture d’autorité sans pour autant le démettre d’une responsabilité en retour. [2]
Si l’inspiration peut donc « dissoudre un moi trop encombré de lui-même » [3], en ce qu’elle est toujours irruption d’une certaine altérité dont le sujet se fait le spectateur surpris et dépris de lui-même, « le surgissement des idées n’est rien sans l’effort ordonné pour les accueillir, les travailler et les exprimer. La passivité apparente est volonté têtue de disponibilité construite » [4]. Après tout, Platon fait remonter le beau nom de muse, d’une probable origine montagnarde, « au verbe môsthai qui indique que l’on recherche avec passion. Évoquer les Muses, c’est alors indiquer la force d’un désir et la quête active d’un sujet » [5].
Reconnaître qu’il y a une « activité réelle dans l’apparente passivité de l’inspiration » [6], dans cette « disponibilité attentive » [7], ne retire rien à la puissance d’appel des êtres, des choses dont on s’inspire, qui nous sollicitent et nous saisissent. Ils se manifestent à l’inverse dans toute leur vigueur, dans toutes les fines nuances de leurs voix. Et le sujet, « ainsi dessaisi et désencombré de soi, s’éprouve en retour plus intensément dans sa présence au monde » [8]. Se rendre disponible à la surprise et à la déprise c’est en effet, dans un même mouvement, accepter de suspendre toute prise despotique sur les choses. C’est retenir l’ambition égocentrique de maîtriser aveuglément, d’asservir le monde qui advient et se déploie autour de nous comme en nous. C’est préserver positivement, précieusement, la part d’indisponibilité qu’il recèle et attendre l’éventuelle invitation qui reste toujours imprévisible.
On peut alors, comme le soutient Hartmut Rosa, sortir du rapport de simple mise à disposition ou d’indigente appropriation pour entrer en « relation de résonance » avec les êtres et les choses. On peut être affecté par leur apostrophe signifiante mais toujours énigmatique qui nous intime de répondre, que nous assimilons et qui nous transforme profondément :
Entrer en résonance avec une personne, mais aussi par exemple avec un paysage, une mélodie ou une idée, cela signifie être atteint, touché ou animé par lui ou par elle en quelque sorte « intérieurement ». Il est tout à fait possible de traduire ce moment de l’affection par le terme d’« interpellation » : d’un seul coup, quelque chose nous interpelle, nous mobilise de l’extérieur et prend ainsi à nos yeux une signification en soi. La chose ou l’homme dont nous recevons un appel de ce type nous paraît « intrinsèquement », et pas seulement instrumentalement, significatif ou important. […]
D’un autre côté, on ne peut parler de résonance que dans le cas où et au moment où une réponse propre et active résulte de ce contact (ou de cet appel). […] la résonance n’opère au sens le plus propre que là où nous sommes aussi capables d’atteindre pour notre part l’autre côté, quand nous nous sentons reliés au monde d’une manière efficace et vivante parce que nous pouvons nous-même provoquer quelque chose dans le monde (quelque chose qui, pour sa part, l’affecte).
[…] chaque fois que nous entrons en résonance avec le monde, nous ne sommes plus les mêmes. Les expériences de résonance nous transforment, et c’est précisément en cela que réside l’expérience de la vitalité. [9]
Loin de n’écouter que l’écho muet de son ego, on pourra alors peut-être vibrer des airs du monde.
Georges Iliopoulos
[1] Marianne Massin, La pensée vive. Essai sur l’inspiration philosophique, Armand Colin (« L’inspiration philosophique »), 2007, p.99.
[2] Ibid. p. 136.
[3] Ibid. p. 154.
[4] Ibid. p. 157.
[5] Ibid. p. 30 et 98. Voir aussi Jacqueline Assaël (dir.), L’Antique Notion d’inspiration, Vrin, 2000.
[6] Ibid. p. 99.
[7] Ibid. p. 138.
[8] Ibid. p. 156.
[9] Hartmut Rosa, Rendre le monde indisponible, trad. O. Mannoni, La Découverte (« Théorie critique »), 2020, p. 41-51. Voir également Hartmut Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, trad. S. Zilberfarb et S. Raquillet, La Découverte (« Théorie critique »), 2018.