On se plaint parfois des journées étirés qui n’en finissent pas, qui s’écoulent trop lentement. Ce sont bien souvent des journées qui ne promettent rien d’autre que la morne redite de la veille et qui s’enchaînent les unes aux autres, apparemment identiques.
Pourtant, cette « image répétitive du temps ordinaire » [1] est selon le philosophe Bruce Bégout le fruit d’une « orthochronie » salutaire, constitutive de notre monde familier et aimé. Elle est le résultat d’une mise en ordre du flux indéfini du temps, qui « dans son expérience immédiate […] équivaut à un abîme sans fond où tout devient indécis et confus » [2]. Elle se révèle l’indissociable verso d’une « fréquentation » apaisée de la réalité, « d’un commerce habituel et ordinaire avec le monde qui crée une accoutumance facilitant le retour de rapports familiers » [3]. Inversement, « l’irrépétable (l’irremplaçable) sort toujours de l’ordinaire », dans la mesure où « tout ce qui est ordinaire n’est tel que parce que justement il revient sans cesse, sa répétition annulant tout caractère remarquable » [4]. La répétition quotidienne des occupations et des gestes assure ainsi au monde sa stabilité et explique que :
Le temps ordinaire est non seulement celui de la survivance du passé (la tradition), mais aussi celui, si l’on peut s’exprimer ainsi, de la survivance de l’avenir (l’irrésistible conviction quotidienne que tout sera comme aujourd’hui, à peu de choses près). Si donc la vie est « courante », son cours est indolent mais inéluctable, lent à s’instaurer mais tout aussi long à se dissiper. [5]
Si le retour jour après jour du semblable, sinon du même, peut avoir le poids d’une lourde chaîne, il est aussi et avant tout le fondement solide de l’avenir et de ses potentialités.
Et paradoxalement, c’est ce quotidien répétitif, généralement invisible à force d’être habituel voire banal, qui sera plus tard l’objet d’intenses rêveries nostalgiques. Les événements les plus frappants de notre vie restent certes vivaces dans notre mémoire mais, comme le souligne Vladimir Jankélévitch, « ce sont parfois les souvenirs les plus insignifiants, les plus gris, les plus quelconques qui éveillent inexplicablement en nous la nostalgie la plus inapaisable » [6] :
il n’est pas nécessaire que notre passé ait été spécialement glorieux pour éveiller le regret et la nostalgie ; il n’est pas nécessaire que le nostalgique ait été heureux autrefois, et il n’est même pas nécessaire qu’il ait été amoureux ; et il n’est même pas obligatoire qu’il ait été particulièrement jeune en ce temps-là ; d’ailleurs les amoureux et les jeunes sont rarement heureux sur le moment, et leur bonheur est plutôt un mirage rétrospectif de l’âge mûr et de la nostalgie elle-même. D’un mot : il n’est pas nécessaire que le nostalgique ait été ceci ou cela, il suffit qu’il ait été en général, et qu’ayant été il ait bien entendu, selon l’occasion, vécu, aimé et souffert, comme tout ce qui existe. L’objet de la nostalgie n’est pas tel ou tel passé, mais c’est bien plutôt le fait du passé, autrement dit de la passéité […]. C’est par rapport au seul fait de la passéité du passé, et en relation avec la conscience d’aujourd’hui, que le charme inexprimable des choses révolues a un sens. […] ce n’est pas en tant qu’il est ceci ou cela, ce n’est pas à cause de son contenu que le passé est l’objet de nostalgie : le passé est objet de nostalgie parce qu’il est, si médiocre soit-il, notre passé ; notre irremplaçable passé. [7]
Or notre irremplaçable passé est d’abord celui qui s’est formé jour après jour, dans la ritournelle des mêmes gestes répétés, des mêmes occupations ordinaires, discrètement. Si celles-ci peuvent nous paraître rébarbatives et fades au moment où nous nous y consacrons, c’est qu’il faut leur laisser le temps, long parfois, de prendre toute leur saveur.
Georges Iliopoulos
[1] Bruce Bégout, La Découverte du quotidien, Allia (« Pluriel »), éd. revue et corrigée par l’auteur, 2018, p. 368.
[2] Ibid. p. 365.
[3] Ibid. p. 368.
[4] Ibid. p. 372.
[5] Ibid. p. 378.
[6] Vladimir Jankélévitch, L’Irréversible et la nostalgie [1974], Flammarion (« Champs essais »), 2011, p. 353.
[7] Ibid. p. 357-374.