objets pratiques, objets esthétiques

georges iliopoulos philosophie homeney

On appréhende souvent le monde d’une manière subrepticement dichotomique. On cherche à y déceler avant tout des oppositions exclusives entre les choses, entre les événements ou les concepts, pour les déterminer et les saisir plus facilement. Ce dualisme, ancré dans nos représentations, se retrouve aussi bien dans l’histoire de la pensée [1] que dans nos manières d’être au quotidien, dans la façon dont on entre en relation avec les objets qui nous entourent. 

L’une de ces dichotomies multi-séculaires est le fossé creusé entre le beau et l’utile qui a pris toute sa force au XIXe siècle. La formulation la plus fameuse en France en est certainement celle de Théophile Gautier : « Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid » [2]. Certes, la valorisation des arts appliqués puis du design a depuis battu en brèche, du côté de la production des objets, cette opposition tenace. Mais on constate fréquemment, du point de vue de leur appréhension ordinaire, la même structuration binaire : au fond, il y aurait d’une part les choses utiles, de l’autre les choses belles. En d’autres termes, il y aurait d’une part les choses à considérer uniquement dans une perspective d’ordre pratique, de l’autre celles que l’on peut ou que l’on doit apprécier esthétiquement.

Pourtant, comme le souligne le philosophe Jean-Marie Schaeffer, « une réception esthétique d’un objet peut fort bien accompagner un usage tout ce qu’il y a de plus utilitaire », dans la mesure où, « s’il est parfois difficile de s’adonner aux deux activités à la fois, on peut en tout cas changer facilement de l’une à l’autre, ce qui ne serait sans doute pas le cas si la fonction pratique était incompatible avec l’expérience esthétique » [3]. Il peut donc y avoir une alternance entre ces deux modalités de rapport à l’objet, mais aussi une superposition ou un entremêlement. Si difficile que ce soit, cela n’est pas impossible. Entremêler ainsi ces deux modalités est peut-être une faculté trop souvent inemployée, à travailler et à développer. Boire une tasse de thé pour se désaltérer, pour se réchauffer, se réveiller ou se détendre, n’est pas incompatible avec le plaisir d’ordre esthétique pris à la vue et au toucher de la céramique, au parfum et à la saveur du breuvage voire aux gestes qui constituent cette activité, certes d’abord d’ordre pratique. C’est pourquoi celle-ci a pu devenir, dans le contexte culturel japonais notamment, un véritable art : la cérémonie du thé (chadō) nous y montre en effet « que même une activité humaine des plus humbles et des plus banales peut être stylisée en un art complexe susceptible d’une expérience de plaisir très raffinée » [4].

Avec John Dewey, soutenons donc que « partout où se trouve la possibilité d’une continuité, il appartient à ceux qui affirment l’existence d’une opposition et d’un dualisme d’en apporter la preuve » [5], plutôt que l’inverse. Il nous appartient alors de rejeter l’idée d’un « abîme entre l’expérience ordinaire et l’expérience esthétique » [6] qui est le corollaire d’une existence « étriquée, avortée et stagnante, ou chargée de lourds fardeaux » [7]. Car il n’y a pas d’« antithèse dans la structure même de notre expérience entre le déroulement continu de l’activité pratique et le saisissement de la conscience par l’expérience esthétique » [8]. 

Il y a même plus : un objet beau est de toute façon utile en lui-même, mais utile en un sens bien plus vaste. Il est « utile au dernier degré, qui est de contribuer de façon directe et prodigue à l’expansion et à l’enrichissement de l’existence » [9]. Nos expériences quotidiennes, pratiques, esthétiques, mais aussi théoriques, sociales, etc., seront d’autant plus intenses et fécondes que nous ne les cloisonnerons pas arbitrairement.

Georges Iliopoulos

 

[1] Voir, par exemple, la critique nietzschéenne du dualisme de la métaphysique occidentale, telle qu’elle est exposée dans Patrick Wotling, La Philosophie de l’esprit libre. Introduction à Nietzsche, Flammarion (« Champs essais »), 2008.

[2] Théophile Gautier, Préface à Mademoiselle de Maupin [1834], Paris, Gallimard (« Folio classique »), 1973, p. 22.

[3] Jean-Marie Schaeffer, L’Art de l’âge moderne. L’esthétique et la philosophie de l’art du XVIIIe siècle à nos jours, Gallimard (« NRF essais »), 1992, p. 375.

[4] Ibid. p. 274.

[5] John Dewey, L’Art comme expérience [1934], trad. coordonnée par J.-P. Cometti, Gallimard (« Folio essais »), 2010, p. 64.

[6] Ibid. p. 40.

[7] Ibid. p. 67.

[8] Ibid. p. 425. Selon John Dewey, l’« opposition banale entre les choses belles et les choses utiles […] est due en grande partie à des bouleversements qui ont leur origine dans le système économique » (ibid. p. 424).

[9] Ibid. p. 67.