L’ordinaire semble difficile sinon impossible à définir une fois pour toutes. Et peut-être est-ce là ce qui le caractérise, peut-être qu’il « n’existe que dans cette difficulté propre d’accès à ce qui est juste sous nos yeux, et qu’il faut apprendre à voir. »[1] Mais précisément, il ne faut probablement pas chercher, les yeux écarquillés vers les choses qui nous environnent, à voir l’ordinaire, à le cerner comme un objet situé en face de nous, à l’observer de loin. Il se dégage et se perçoit plutôt au plus près de nous, il adhère à nos propres gestes, comme une certaine qualité qui se diffuse et qu’on peut sentir dans tout ce qu’on fait d’ordinaire, ordinairement.
Ces formes adverbiales sont plus à même de nous faire saisir cette qualité que le substantif trop abstrait (« l’ordinaire ») ou que le qualificatif (comme lorsqu’on parle de « la vie ordinaire ») dont l’usage se limite souvent à indiquer ce qui, par contraste avec ce qui importe véritablement, n’est pas mémorable, signifiant ou digne d’attention, à indiquer ce qui en un mot n’est justement pas extra-ordinaire. Les formes adverbiales précisent en effet que l’ordinaire ne peut être absolument détaché des actions concrètes dont il constitue une certaine modalité. L’ordinaire n’est pas lui-même quelque chose ou même une ambiance au sein de laquelle on baignerait et dont on aimerait parfois s’extirper. Au fond, il n’est même pas une qualité, au sens d’une propriété stable des choses. On fait advenir l’ordinaire, ce sont nos gestes et nos actes qui le sécrètent. Il est une de nos manières de faire.
Ce qu’on fait d’ordinaire ne recouvre pas tout à fait ce qu’on fait au quotidien. Ni d’ailleurs ce qu’on fait habituellement. L’habitude est parfois irrationnelle, souvent suspecte d’arbitraire. Elle apparaît comme la répétition machinale de gestes dont l’autorité vient précisément de leur réitération et de l’efficacité pratique que celle-ci leur confère. Et l’habitude agit, pour reprendre les belles expressions de Proust, comme une « gomme à effacer » [2], aux « effets analgésiques » [3] sur notre sensibilité : ce qu’on fait par habitude n’apparaît presque plus à la conscience, « la plupart de nos facultés restent endormies, parce qu’elles se reposent sur l’habitude qui sait ce qu’il y a à faire et n’a pas besoin d’elles ». L’habitude nous émousse donc, même si elle nous est utile.
Quant à ce qu’on fait quotidiennement, la philosophe Barbara Formis met en évidence une double distinction avec ce qu’on fait d’ordinaire. Premièrement :
l’ordinaire reste foncièrement indéterminé à l’égard de la temporalité selon laquelle les gestes se déroulent. Si le quotidien se répète automatiquement (tous les jours), l’ordinaire relève davantage de la simple possibilité de la répétition (on pourrait le faire un jour). Balayer le sol est une activité ordinaire, bien qu’elle ne soit pas nécessairement quotidienne. Le quotidien appartient au présent, l’ordinaire se projette dans le conditionnel. [4]
Le second aspect de la distinction renvoie quant à lui à la question de la subjectivité :
Si le quotidien est subjectif et individuel, l’ordinaire est intersubjectif et pluriel […]. En un sens, l’ordinaire englobe plusieurs quotidiens : il est une modalité de vivre, alors que le quotidien réunit les multiples applications singulières de cette modalité générale. Si le quotidien est privé et intime, l’ordinaire est collectif et social. Si le quotidien est ce que chacun fait, l’ordinaire est ce qui pourrait être fait par n’importe qui. Le quotidien est dans l’effectif, l’ordinaire dans le potentiel. […] L’ordinaire ajoute au réel une dimension de possible.
Si chacun a son quotidien qui lui est propre, l’ordinaire relève donc d’un possible commun et communicable ; on partage avec autrui certains usages, ce qui est fait ou ce qui pourrait être fait ordinairement. L’ordinaire nous arrache en un sens à la tendance solipsiste du quotidien. Et cela a sans doute à voir avec une certaine normativité ou une certaine rationalité de la manière ordinaire du faire : « On pourrait en effet indiquer, dans l’ordinaire, une modalité formelle très organisée, une manière de procéder moins personnelle ou moins libre que celle qui anime la vie et l’expérience quotidienne. L’étymologie viendrait soutenir cette idée : ordinarius signifie en latin “juge”, celui qui fait preuve de discernement et qui applique l’ordre. » Aux racines du terme, est en effet ordinaire ce qui est « rangé par ordre », ce qui « est conforme à la règle, à l’usage » [5].
Mais l’application même méticuleuse d’un ordre rationnel, la conformité plus ou moins aisée à certaines normes et à certains usages collectifs (significations qui se maintiennent, souvent implicitement, dans les utilisations aujourd’hui les plus courantes du terme) ne se réduisent pas nécessairement à une rigidité aride ou à une médiocrité passive. Elles sont aussi la condition de possibilité de ce que l’on pourrait envisager peut-être comme des ornements existentiels et intersubjectifs, actualisés ou potentiels, de nos manières de faire [6] ; la condition de possibilité d’une mise en ordre et en forme, expression d’une rationalité partagée et communicable, de notre existence de facto tissée et nourrie de liens sociaux.
Georges Iliopoulos
[1] Pierre Fasula et Sandra Laugier (dir.), Concepts de l’ordinaire, Éditions de la Sorbonne, 2021, p. 9.
[2] Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, t. IV, Sodome et Gomorrhe, Gallimard (« Folio classique »), 1989, p. 19.
[3] Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, t. II, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Gallimard (« Folio classique »), 1988, p. 239. Citation suivante, ibid. p. 225.
[4] Barbara Formis, « Plaidoyer pour un art (de l’)ordinaire », Pierre Fasula et Sandra Laugier (dir.), Concepts de l’ordinaire, op. cit., p. 299-300. Citations suivantes, ibid. p. 298-300.
[5] Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 2016.
[6] Ornare vient en effet, par haplologie, d’ordinare (« mettre en ordre »). Voir Catherine Titeux, « Enrichissements, ornements extraordinaires, difformes et symboliques : de quelques catégories de la tradition classique », Nouvelle revue d’esthétique, 2019/1 (n° 23), p 82, et Pierre Gros, « La notion d’ornamentum de Vitruve à Alberti », Perspective, 1, 2010, p. 130-136.