On s’irrite parfois lorsqu’on doit offrir un cadeau. On ressent d’abord une obligation presque inquiète qui, sans exclure la joie d’offrir, semble la ternir d’une certaine forme de contrainte. Puis on doit se mettre à la lente et laborieuse quête du présent convenable, sinon parfait, qui sera déballé en un éclair par le.la destinataire. On doit enfin se résoudre à l’exil du cadeau dans un coin, peut-être pour toujours ; le souvenir des dons passés nous fait au moins penser qu’on ne le verra jamais être utilisé…
C’est peut-être le premier aspect, le caractère obligatoire du don, qui revient le plus souvent lorsqu’on se plaint de l’approche d’un anniversaire ou de toute autre célébration où l’on « ne peut pas » ne rien offrir. Si nous mettons de côté le simple rejet paresseux de la recherche d’un cadeau, le rejet de la fatigue, de la dépense et du temps qu’elle demande, nous voyons se profiler l’opposition implicite entre ce que devrait être la libéralité d’un don authentique et la contrainte sociale, presque aliénante, d’offrir des cadeaux, rouage parmi tant d’autres d’un consumérisme qui exige des tickets de caisse comme preuves d’amitié.
Pourtant, cette intrication intime entre don et obligation n’est ni récente, ni l’apanage des sociétés du capitalisme néolibéral. Elle n’est pas non plus nécessairement vécue comme regrettable ou oppressante.
L’anthropologue et sociologue Marcel Mauss a montré comment, au sein notamment de sociétés dites traditionnelles d’Amérique du Nord ou des îles du Pacifique, l’organisation sociale d’échanges de cadeaux se structure en un complexe « système des dons contractuels » [1], un système d’« échanges volontaires-obligatoires » entre groupes ou individus. Ce dernier syntagme, apparemment oxymorique, permet de souligner que l’obligation n’exclut pas forcément l’adhésion ; bien au contraire, à la différence de la contrainte exercée violemment par une force extérieure, l’obligation est au moins en partie voulue et acceptée, reconnue comme légitime par celle ou celui qui la fait sienne. Concernant le don, l’obligation d’offrir exprime fondamentalement, selon Marcel Mauss, la décision résolue et partagée de faire communauté. Réciproquement : « Refuser de donner, négliger d’inviter, comme refuser de prendre, équivaut à déclarer la guerre ; c’est refuser l’alliance et la communion. »
Par ces gestes ordinaires que sont les échanges de dons et de cadeaux, on réactualise donc, chaque fois, une signification anthropologique de première importance. Comme de modestes mais précieux échos, ils expriment très concrètement l’établissement durable de rapports intersubjectifs pacifiés : « Les sociétés ont progressé dans la mesure où elles-mêmes, leurs sous-groupes et enfin leurs individus, ont su stabiliser leurs rapports, donner, recevoir, et enfin, rendre. […] il fallut d’abord savoir poser les lances. » [2] Il n’y a donc pas lieu de se renfrogner à l’idée d’un cadeau à faire. Au contraire :
Qu’on adopte donc comme principe de notre vie ce qui a toujours été un principe et le sera toujours : sortir de soi, donner, librement et obligatoirement ; on ne risque pas de se tromper. Un beau proverbe maori le dit :
Ko Maru kai atu
Ko Maru kai mai
ka ngohe ngohe.
« Donne autant que tu prends, tout sera très bien. »
Georges Iliopoulos
[1] Marcel Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques » [1923-1924], dans Sociologie et anthropologie [1950], introduction par Claude Lévi-Strauss, PUF (« Quadrige »), 2013, p. 154. Citations suivantes, ibid. p. 172 et p. 162-163.
[2] Ibid. p. 278. Citation suivante, ibid. p. 265.