en friche

On y pense peu, bâtir est pourtant une activité intimement liée au défrichement du terrain sur lequel s’élèvera par la suite la maison ou l’édifice public. Si la langue française ne semble pas nous offrir de terme unique qui les condenserait, en grec ancien le verbe ktízein entremêle ces deux aspects de l’établissement des lieux de vie humains. Ainsi que le souligne l’helléniste Marcel Detienne : 

Le registre de ktízein est double. D’une part, c’est défricher, cultiver, aménager. De l’autre, construire, édifier, fonder. […] Au contraire des Cyclopes, brutes sans dieux ni lois, l’humanité des « mangeurs de pain », sitôt qu’elle habite un lieu, l’aménage par son travail. Un mouvement pour ainsi dire naturel la pousse à défricher, à aménager, à construire : des champs, des vergers, des maisons, des rues, des villes. Tous relèvent du ktízein : du bien implanté, du soigneusement tracé, du bellement construit. Il n’y a pas de rupture entre l’urbanisme des villes et l’architecture des champs et des vignes. […] Il n’est pas de cité « fondée », « bien fondée » (euktímenos) qui ne soit en même temps une terre défrichée, un territoire mis en culture, un espace domestiqué, civilisé depuis l’état sauvage initial. […] le verbe ktízein va couvrir l’ensemble des activités civilisatrices depuis l’entame du défrichement pour un premier passage jusqu’à l’édification des monuments architecturaux par les fondateurs de cités. [1]

Prenant une dimension presque démiurgique [2], la dyade défricher-construire apparaît comme une activité authentiquement créatrice, productrice de lieux féconds aussi bien sur le plan matériel (lieux des cultures agraires et nourricières) que dans le domaine de la pensée (lieux de sociabilité où peuvent entre autres s’épanouir la philosophie, les sciences et les religions).

Faut-il alors réduire la friche à l’inculte, au rebus voire au stérile ? Doit-on la rejeter hors des espaces que l’on habite, hors de nos lieux de vie ? 

Avec le jardinier Gilles Clément, on peut à l’inverse y déceler le foisonnement intense du vivant qui, sans entrave, y déploie ses potentialités pour créer des formes et des forces nouvelles. Car si le terme lui-même est généralement « chargé de honte », parce qu’il « désigne une perte de pouvoir de l’homme sur son territoire » [3], la friche constitue cependant le terrain de prédilection d’une multitude d’espèces végétales. Parmi elles, s’y plaisent notamment celles que Gilles Clément nomme les vagabondes, plantes qui voyagent sous la forme « d’impondérables semences mêlées de lœss, poussières fertiles » transportées par le vent et les animaux, dessinant « d’imprévisibles paysages ». Loin d’être des espaces stériles donc, les friches offrent le spectacle non seulement de végétaux, mais aussi d’animaux variés, discrets souvent et parfois même inconnus, qui y trouvent refuge et nourriture : une foule bigarrée et mouvante d’insectes, d’oiseaux, de rongeurs, de petits reptiles qui s’y affairent quotidiennement. La friche est ainsi, pour nous autres humains, un lieu privilégié de rencontre avec l’inattendu, un espace propice aux surprises. C’est pourquoi « la promenade en friche est une perpétuelle remise en question, car tout y est fait pour que soient déjouées les plus aventureuses spéculations » [4]. Elle sollicite de multiples façons les sens et la pensée, elle les oblige à se tenir à l’affut, à s’exercer pour discerner dans l’abondance du vivant les signes les plus ténus et furtifs. 

Délaisser un bout du terrain qui a été initialement défriché-construit pour nous permettre d’y habiter, le laisser en friche [5], le préserver comme lieu touffus, né des aventures hasardeuses des êtres, c’est ainsi s’offrir à soi-même la possibilité de telles surprises, de telles rencontres. C’est aussi, peut-être, saisir un sens particulièrement émouvant de l’espace singulier qu’est le jardin, extérieur mais enceint et partie de la demeure ; c’est peut-être s’y situer en tant que vivant, y reconnaître un étrange reflet, et comprendre ainsi d’une manière renouvelée la belle phrase d’Aragon : « Tout le bizarre de l’homme, et ce qu’il y a en lui de vagabond et d’égaré, sans doute pourrait-il tenir dans ces deux syllabes : jardin. » [6]

Georges Iliopoulos

 
 

[1] Marcel Detienne, Apollon le couteau à la main. Une approche expérimentale du polythéisme grec [1998], Gallimard (« Tel »), 2009, p. 26-27.

[2] Ibid. p. 114-116.

[3] Gilles Clément, Éloge des vagabondes. Herbes, arbres et fleurs à la conquête du monde, Robert Laffont, 2002, p. 161. Citations suivantes, ibid. p. 9.

[4] Gilles Clément, Le Jardin en mouvement. De la Vallée au Champ via le parc André-Citroën et le Jardin planétaire, 5ème édition, Sens & Tonka (« Architecture ») 2007, p. 17.

[5] Il est même tout à fait possible, selon Gilles Clément, d’« accélérer le processus et “installer” la friche à son niveau de richesse floristique le plus intéressant » (ibid. p. 47). 

[6] Louis Aragon, Le Paysan de Paris [1926], Gallimard (« Folio »), 1990, p. 147.