Avec justesse, le sociologue et philosophe Hartmut Rosa souligne le risque d’aliénation [1] qui résulte, entre autres facteurs, de l’accélération des déménagements individuels dans la modernité tardive, du rythme toujours plus soutenu auquel nous changeons au cours de notre existence d’habitation et de cadre de vie. Car :
Pour devenir « familier » d’un espace territorial donné, pour se sentir « chez soi » dans un monde spatial, nous avons besoin de certaines formes d’intimité construite : le terme allemand Heimat signifie précisément que nous sommes intimes d’un certain espace en tant que tel, même de parties ou de segments que nous n’occupons pas ou dont nous n’avons pas besoin. Cependant, ces formes d’intimité et de familiarité demandent du temps pour se développer. Si vous déménagez sans cesse, vous vous déconnectez tôt ou tard d’un quelconque espace géosocial en tant que tel ; vous avez besoin de savoir où se trouvent le supermarché, l’épicerie, ainsi que l’école, le bureau et la salle de sport, mais les espaces qui les séparent demeurent « silencieux » au sens des « non-lieux » de Marc Augé : ils ne racontent aucune histoire, ne transportent aucun souvenir, ils ne sont pas entrelacés avec votre identité. Ceci finira également par être vrai pour vos espaces de vie plus intimes […]
S’étant soi-même jeté dans des espaces où nos souvenirs ne se sont pas lentement sédimentés, dans des lieux qui ne présentent aucune profondeur subjective et que l’on appréhende uniquement selon des critères standardisés d’attractivité, on semble ainsi condamné à errer dans le vide de lieux presque anonymes, à effleurer un décor trop éphémère qu’on oubliera bientôt pour le suivant. Au bout de cette logique de la bougeotte, l’appartement où l’on emménage et l’hôtel impersonnel, connu quelques jours seulement, ne semblent plus si distincts l’un de l’autre. La différence n’est plus de nature mais de degré : dans les deux cas, pas de lien solide, aucune attache véritable. Il reste seulement, peut-être, la nostalgie d’une Heimat souvent cantonnée à l’enfance…
Les liens peuvent pourtant enchaîner. Rivés à un seul lieu, pris dans des pensées et des gestes qui ont presque inéluctablement tendance à se faire machinaux, la sclérose nous guette. Elle distord insidieusement les relations possibles au monde voire étouffe en silence toutes les potentialités que celui-ci nous propose.
Alors peut se révéler la vertu de l’atopie et la liberté légère de quitter les lieux.
Historiquement, c’est Socrate qui est dit atopos, littéralement « hors de lieu », et même atopotatos, celui qui est le plus hors de son lieu [2]. Ce que veulent dire ceux qui le désignent ainsi, c’est que le philosophe est indéfinissable, qu’il est « étrange, extravagant, absurde, inclassable, déroutant » [3]. Les deux niveaux de sens, littéral et figuré, se font intimement écho : il s’agit dans les deux cas de sortir de la place étriquée où l’on est enfermé, de faire vaciller les limitations habituelles et ininterrogées, de secouer les évidences lénifiantes et trop souvent réductrices. Atopos, être indéfinissable, inclassable, on brise l’aliénation de la catégorisation forcenée ; on peut de se défaire des rets quotidiens, pratiques et mentaux, qui nous sont devenus invisibles à force de nous entraver constamment. L’atopie peut donc se révéler fructueuse, lorsqu’elle se fait remise en question, lorsqu’elle favorise l’élan du regard et de la pensée. Être « hors de lieu », ne pas être assujetti à une seule place, ne signifie donc pas être dans un « non-lieu » : c’est préserver la possibilité d’une ouverture à d’autres lieux.
Étroite ligne de crête donc, entre la familiarité nécessaire du connu et la joie salutaire du bond vers l’ailleurs. C’est sur elle que doit pourtant avancer le « rêveur de demeures », s’il veut rester fidèle à sa belle devise : « Logé partout, mais enfermé nulle part » [4].
Georges Iliopoulos
[1] Aliénation qu’il définit comme la « distorsion profonde et structurelle des relations entre le moi et le monde, des manières dont un sujet de situe ou est “localisé” dans le monde ». Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive [2010], Éditions La Découverte (« Poche »), 2014, p. 115. Citation suivante, ibid. p. 116. Voir Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Éditions du Seuil (« La librairie du XXIe siècle »), 1992.
[2] Voir notamment plusieurs dialogues platoniciens : Le Banquet, Phèdre, Alcibiade ou Théétète.
[3] Pierre Hadot, « La figure de Socrate », dans Exercices spirituels et philosophie antique, éd. revue et augmentée, Albin Michel (« Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité »), 2002, p. 120.
[4] Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace [1957], PUF (« Quadrige »), 2020, p. 121.