Lorsqu’on lui demande pourquoi il est amoureux de l’arabesque, Matisse répond en évoquant l’expression plastique et ancestrale des passions humaines : « On la retrouve dans les grandes lignes de certains dessins rupestres. Elle est l’élan passionnel qui gonfle ces dessins » [1]. Selon le peintre, son histoire se perd ainsi dans des âges reculés, invitant à s’imaginer les émotions lointaines mais familières des générations oubliées qui l’ont tracée. L’arabesque fait donc se rejoindre l’ancien et l’actuel, comme elle brouille les frontières têtues mais ténues qui séparent d’ordinaire les sens et les arts, car elle « s’organise comme une musique. Et elle a son timbre particulier ». Elle danse même, sur les surfaces des objets du quotidien, sur celles des textiles et des habitations.
Certains décors aux motifs végétaux nous fascinent précisément par le foisonnement délicat de l’arabesque, par la dynamique des lignes courbes et sinueuses qui saturent en rythme notre regard. Celui-ci, mobile, les suit attentivement dans leurs orientations multiples, il s’y perd parfois, se fait « regard-parcours, regard très rapproché, regard éloigné et flottant » [2] tout à la fois. On y déambule presque, car « il s’agit bien d’entrer dans l’arabesque, de faire corps avec les imaginaires courbes du monde ». Alors notre œil lui-même « en arabesque dessine la force et l’énergie d’un paradis fantasmatique de beauté » ; il devient comme le miroir, le reflet mouvant des rinceaux et des volutes gravés, moulés ou tissés.
Pour pouvoir être appréciée, l’arabesque ornementale, « arabesque végétale extraite d’une nature stylisée », ne nous interdit pas toute action. Elle ne nous contraint pas à choisir entre une contemplation soi-disant désintéressée qui resterait, glacée et muette, à distance respectueuse parce qu’elle risquerait sinon la lourde accusation d’impureté, et un agir aveugle. Les objets dont l’arabesque anime la surface en sont parfois totalement recouverts, mais leur fonction n’en est pas pour autant dissimulée. Bien au contraire, si l’on suit l’historien de l’art islamique Oleg Grabar :
L’ornement issu de la nature est peut-être un véritable démon, au sens particulier d’intermédiaire actif et essentiel que Platon donne au mot daimôn. […] Car l’ornement naturel – quelle que soit la manière dont il est perçu et où qu’il se trouve – conduit toujours ailleurs qu’à lui-même ; il assure la médiation entre l’œuvre d’art et le spectateur, entre l’objet et la personne qui en fait usage. [3]
L’arabesque médiatrice n’empêche donc pas l’action en tant que telle, elle récuse simplement celle qui s’appauvrit en une gestualité machinale et oublieuse de l’objet. À l’instar du daimôn qui interpelle intérieurement Socrate [4], la retenue à laquelle l’ornement nous enjoint ici est, dans le même mouvement et peut-être même plus fondamentalement encore, une incitation : il nous invite à une attention renouvelée et précise, à des gestes conscients d’eux-mêmes et des choses ouvragées qu’ils manipulent.
Georges Iliopoulos
[1] Henri Matisse, Écrits et propos sur l’art, Hermann, 1972, p. 160. Citation suivante, ibid.
[2] Christine Buci-Glucksmann, Philosophie de l’ornement. D’Orient en Occident, Galilée, 2008, p. 92. Citations suivantes, ibid p. 91-92.
[3] Oleg Grabar, L’Ornement. Formes et fonctions dans l’art islamique [1992], trad. J-F. Allain, Flammarion (« Champs art »), 2013, p. 302.
[4] Sur la double fonction, « apotropaïque (de retenue et d’empêchement) » et « protropaïque (d’incitation, voire de conseil) », du daimôn socratique, voir Marianne Massin, Les Figures du ravissement. Enjeux philosophiques et esthétiques, Éditions Grasset & Fasquel / Le Monde de l’éducation (« Partage du savoir »), 2001, p. 29-30.