Il est presque banal de présenter la maison comme un refuge où s’abriter du tumulte du monde. On y court à la fin de la journée pour être enfin au calme et s’y reposer, parce qu’elle est généralement vécue « comme un espace de réconfort et d’intimité, comme un espace qui doit condenser et défendre l’intimité » [1]. Pourtant, cet espace domestique et protecteur est parfois tout aussi frénétique que l’extériorité dont il nous isole en partie : entre les nombreux appareils trop sonores qui essaiment dans la maison, les amis joyeux mais bruyants qu’on a invités, voire les intrus dont on n’arrive pas à se débarrasser et les querelles familiales du quotidien, le silence et la tranquillité peuvent s’y faire rare. Pour les plus chanceux, reste alors la possibilité d’un abri ouvert, d’un enclos silencieux, désert temporaire : le jardin.
Dans sa passionnante étude sur les rapports de la société japonaise à la nature [2], le géographe Augustin Berque réactive la distinction entre l’écoumène [3], c’est-à-dire « la portion de l’étendue terrestre que l’homme habite effectivement », et son envers, l’espace sauvage et inhabité, qu’il choisit de désigner par le néologisme d’érème, forgé sur le grec « erêmos (désert, solitaire) ». Augustin Berque souligne cependant qu’il ne s’agit pas, dans la culture japonaise, d’une dichotomie exclusive, aux frontières spatiales et temporelles infranchissables : il y a en effet des échanges constants entre les pôles de l’érème (mori) et de l’écoumène (sato), échanges qui sont incarnés par les mouvements cycliques des kami. Ainsi, s’il est un lieu cette solitaire, la fonction de l’érème est toutefois de « refonder le social, en vivifiant à nouveau la culture par la nature » [4]. Pour les êtres humains qui habitent d’ordinaire l’écoumène, « l’incursion dans l’érème » constitue une expérience résolument positive, à l’opposé de l’image biblique du désert, lieu d’épreuves physiques et morales ainsi que de tentations démoniaques. Car dans la spiritualité complexe du Japon, le sacré trouve sa source au fond (oku) de l’érème, qui est le « lieu d’origine des dieux » et leur « véritable demeure ». Et, à l’instar des temples shintoïques qui parsèment les villes et les campagnes, les jardins y participent d’un mouvement qui « transpose dans l’écoumène les lieux sacrés de l’érème », qui laisse ainsi éclore au sein du champ social des temps et des espaces de solitude recueillie.
Mutatis mutandis, on peut faire du fond de cet humble jardin qui se cache à l’arrière de notre écoumène domestique, lors des minutes vides où l’on s’y échappe seul, comme un érème imaginaire et précieusement enclos. Tel un ermite éphémère, aux préoccupations bien profanes et conscient de faire rire parfois [5], on peut s’y faire une retraite solitaire et délestée des bruits de la maison. On peut y errer tranquillement, un moment, avant de rentrer.
Georges Iliopoulos
[1] Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace [1957], PUF (« Quadrige »), 2020, p. 106.
[2] Augustin Berque, Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Gallimard (« Bibliothèque des sciences humaines »), 1986. Toutes les citations qui suivent se trouvent p. 66-77.
[3] Ou œkoumène, « du grec oikoumenê gê (terre habitée), de oikos (maison) ».
[4] Il faut préciser avec Augustin Berque que la distinction entre érème et écoumène, telle qu’elle est pensée et vécue au Japon, ne recoupe pas tout à fait la distinction occidentale entre nature et culture.
[5] Sur l’histoire et le potentiel comique des pseudo-ermites des jardins pittoresques du XVIIIe siècle, voir l’article de Sophie Lefay, « Ermitages et ermites de jardin », Dix-huitième siècle, 2016/1 (n° 48), p. 167-180.