Paresser n’est pas procrastiner ; en paressant, on ne remet rien à plus tard, on s’active et s’obstine à ne rien faire, ici et maintenant. L’être qui paresse a souvent ses méthodes, ses stratégies bien établies. Nous pourrions presque imaginer une discipline, une ascèse de la paresse, comme une épuration des contraintes.
Et contre une certaine « morale du travail » [1], s’infiltrant dans chaque recoin de l’existence, avançons sérieusement que « le fait de croire que le travail est une vertu est la cause de grands maux dans le monde moderne, et que la voie du bonheur et de la prospérité passe par une diminution méthodique du travail. » La paresse pourrait-elle être la voie, le phármakon de ces malheurs, une cure que l’on craint pourtant toujours de voir virer au poison ?
Dans un curieux petit essai, probablement rédigé d’un seul jet le 15 février 1921 [2], le peintre Malevitch a défendu la subordination du travail à la paresse, parce que celle-ci « est le principe de tout travail, que sans elle, il n’y aurait pas de travail ». Tout effort concédé contre rémunération, tout travail visant d’abord à s’assurer les conditions concrètes d’un moment à venir d’oisiveté, à s’assurer la possibilité d’un repos bienheureux et semble-t-il inactif, la paresse apparaît en effet comme « l’aiguillon principal pour le travail ». Réciproquement, « c’est seulement par le travail qu’on peut l’atteindre ». Ainsi l’argent qu’on gagne en travaillant, pour lequel on travaille souvent frénétiquement, « n’est rien d’autre qu’un petit morceau de paresse » que l’on dégustera plus tard.
Il reste certes à trouver le juste équilibre, à doser exactement les temps de travail et de paresse ; car une heure paresseuse pèse sans doute bien moins lourd qu’une heure de labeur. Reste aussi à se prémunir contre les dogmes increvables qui veulent à tout prix « extirper la paresse et courber les sentiments de fierté et d’indépendance qu’elle engendre » [3]. En tout cas, refuser avec force le « surtravail meurtrier pour l’organisme » qui devient insidieusement une habitude.
Et nous pouvons aussi, pour nous encourager, rêver à des étymologies fictives : per-esse, être intensément, de bout en bout, parfaitement.
Georges Iliopoulos
[1] Bertrand Russell, Éloge de l’oisiveté [1932], trad. M. Parmentier, Éditions Allia, 2020. Citation suivante, ibid. 11.
[2] Kazimir Malévitch, La Paresse comme vérité effective de l’homme [1921], trad. R. Gayraud, Éditions Allia, 2018. Voir la note du traducteur, p. 39. Citations suivantes, ibid. p. 38, p. 21 et p. 15.
[3] Paul Lafargue, Le Droit à la paresse [1883], Éditions Mille et une nuits, 2020, p. 16. Citation suivante, ibid. p. 42.