en suspens

georges iliopoulos philosophie homeney

Face aux craintes et aux passions de l’existence ordinaire, les écoles philosophiques de l’Antiquité hellénistique proposaient de véritables « thérapeutiques », destinées à guérir ces maux de l’âme humaine.

Le philosophe Pierre Hadot a montré comment le stoïcisme, l’épicurisme, le cynisme, entre autres écoles, consistaient avant tout en des choix existentiels, en des faisceaux d’attitudes et de dispositions pratiques qu’il fallait intérioriser pour atteindre la sérénité, l’ataraxie, plutôt qu’ils n’étaient des systèmes intellectuels abstraits. Le discours y était au service du mode de vie philosophique et y était articulé à un ensemble d’« exercices spirituels » : méditation des dogmes, concentration sur l’instant présent, imagination de la mort et de l’infini, étude et contemplation de la nature physique, etc. Exercices qui visaient précisément à intérioriser de façon intime les principes de vie de l’école philosophique choisie, à renouveler ainsi sa vision du monde et à se transformer soi-même [1]. Si le contexte intellectuel et social d’aujourd’hui peut paraître bien éloigné de celui des philosophes antiques, on peut néanmoins défendre la possibilité de réactualiser les exercices spirituels qu’ils mettaient en œuvre, en les adaptant avec soin à la mentalité contemporaine [2].

Pierre Hadot a notamment souligné un point commun aux diverses écoles philosophiques : leur mise en évidence de l’importance cruciale, pour la quiétude de l’âme, des jugements que l’on porte sur les choses, plus que des choses elles-mêmes. Les stoïciens y ont particulièrement insisté. Ainsi Épictète : « Ce ne sont pas les choses qui troublent les hommes, mais les idées qu’ils se font des choses. » Et pour Marc Aurèle : « Les choses ne nous contraignent pas à porter tel ou tel jugement sur elles. Aucune ne vient jusqu’à nous, elles restent immobiles. » [3]  La figure esquissée par de telles maximes est celle du sage, libre et indépendant, maître de ses représentations et de ses évaluations, ainsi que de tous les désirs et de toutes les peurs qui naissent de celles-ci [4].

L’une des voies vers cette sagesse consiste en la mise en suspens volontaire, au moins temporaire mais toujours renouvelable, de ces jugements de valeur sur les choses ou sur les événements qui adviennent et que l’on ne peut, par habitude, s’empêcher d’évaluer. On retrouve alors la longue tradition sceptique ouverte par Pyrrhon, philosophe vivant « dans une parfaite indifférence à l’égard de toutes choses ». Pierre Hadot a bien résumé les raisons et les effets de cette suspension du jugement :

les jugements que les hommes portent sur la valeur de telle ou telle chose ne sont fondés que sur des conventions. En fait il est impossible de savoir si telle chose est, en soi, bonne ou mauvaise. Et le malheur des hommes en effet vient de ce qu’ils veulent obtenir ce qu’ils croient être un bien ou fuir ce qu’ils croient être un mal. Si l’on se refuse à faire ce genre de distinctions entre les choses, si l’on s’abstient d’émettre des jugements de valeurs sur elles, et de préférer une chose à une autre, si l’on se dit : « Pas plus ceci que cela », on sera dans la paix, dans la tranquillité intérieure, et l’on n’aura plus besoin de parler sur ces choses. Peu importe ce qu’on fait, du moment qu’on le fasse avec une disposition intérieure d’indifférence.

Suivant l’exemple certes difficile de Pyrrhon, on peut quotidiennement s’exercer à laisser nos jugements en suspens, s’épargnant ainsi le trouble souvent infondé des craintes et des désirs. Essayer pour un précieux moment de s’établir comme lui « dans un état d’égalité parfaite avec soi-même, d’indifférence totale, d’indépendance absolue, de liberté intérieure, d’impassibilité, état qu’il considère comme divin. »

Après quelques efforts et un peu d’application, on s’en rendra soi-même rapidement compte : « Par bonheur, la quiétude accompagna la suspension du jugement, comme l’ombre le corps. » [5]

Georges Iliopoulos

 

[1] Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, éd. revue et augmentée, Albin Michel (« Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité »), 2002.

[2] « L’enseignement des Antiques, l’enseignement des Modernes. Entretien entre Pierre Hadot et Arnold I. Davidson » [2007], dans Pierre Hadot, La philosophie comme éducation des adultes. Textes, perspectives, entretiens, édition établie par Arnold I. Davidson et Daniele Lorenzini, Vrin (« Philosophie du présent »), 2019, p. 318.

[3] Épictète, Manuel, c. 5. Marc Aurèle, Écrits pour lui-même, XI, 16, 2. Cités dans Pierre Hadot, « La figure du sage dans l’Antiquité gréco-latine » [1991], dans Pierre Hadot, Discours et mode de vie philosophique, préface, textes réunis et présentés par Xavier Pavie, Les Belles Lettres (« le goût des idées »), 2014, p. 191.

[4] Sur la figure du sage, voir Pierre Hadot, Qu'est-ce que la philosophie antique ?, Gallimard (« Folio essais »), 1995, p. 334-350. Citations suivantes, ibid.

[5] Sextus Empiricus, Hypotyposes, I, 30. Voir ibid. p. 223.