« L’opposition banale entre les choses belles et les choses utiles — antithèse qui est la plus fréquente — est due en grande partie à des bouleversements qui ont leur origine dans le système économique. Les temples ont leur utilité ; les peintures qu’ils abritent ont leur utilité ; les beaux hôtels de ville qu’on trouve dans de nombreuses villes européennes servent à la conduite des affaires publiques, et il serait superflu de multiplier les exemples de choses, produites par des peuples tenus pour primitifs et ruraux, qui charment la vue et émeuvent tout autant qu’elles participent utilement à leur subsistance et à leur protection. Les plats ou les bols fabriqués par un potier mexicain pour des usages domestiques ont leur charme non stéréotypé.
On a cependant soutenu l’idée d’une opposition psychologique entre les objets utilisés à des fins pratiques et ceux qui contribuent à renforcer l’intensité et l’unité d’une expérience. On a fait valoir qu’il existe une antithèse dans la structure même de notre existence entre le déroulement continu de l’activité pratique et le saisissement de la conscience par l’expérience esthétique. […]
Quant au producteur d’objets techniques, le fait que tant d’artisans, partout et à toutes les époques, aient trouvé et pris le temps de donner à leurs produits un agrément esthétique me semble apporter une preuve suffisante. Je ne vois pas comment on pourrait donner meilleure preuve que ce sont les conditions sociales dominantes dans lesquelles la fabrication se trouve inscrite qui sont les facteurs responsables de la dimension artistique ou non artistique des objets techniques, plus qu’une propriété inhérente à la nature des choses. Si on se place du côté du destinataire de l’ustensile, je ne vois pas pourquoi celui qui déguste son thé dans une certaine tasse devrait se priver du plaisir d’en apprécier le dessin et la matière. Il n’est pas de loi psychologique nécessaire en vertu de laquelle nous devrions tous avaler d’un trait nourriture et boisson. […]
La psychologie cloisonnée qui maintient une séparation tranchée au sein de l’expérience perceptive est donc elle-même un reflet des institutions sociales dominantes qui ont profondément marqué à la fois la production et la consommation ou l’usage. Quand le travailleur produit dans des conditions industrielles différentes de celles d’aujourd’hui, ses propres inclinations le portent dans son travail à la création d’articles utiles qui satisfont sa soif d’expérience. […] Et si notre environnement, pour la partie qui est constituée d’objets techniques, était peuplé de choses inductrices d’une conscience visuelle et tactile plus élevée, j’imagine que personne ne supposerait que l’emploi de ces choses ait quelque chose d’inesthétique. »
John Dewey, L’Art comme expérience, 1934
Céramiques japonaises proposées par la Maison Sato.