« Je voudrais revenir sur un sujet dont j’ai déjà parlé, la création continue d’imprévisible nouveauté qui semble se poursuivre dans l’univers. Pour ma part, je crois l’expérimenter à chaque instant. J’ai beau me représenter le détail de ce qui va m’arriver : combien ma représentation est pauvre, abstraite, schématique, en comparaison de l’événement qui se produit ! La réalisation apporte avec elle un imprévisible rien qui change tout. Je dois, par exemple, assister à une réunion : je sais quelles personnes j’y retrouverai, autour de quelle table, dans quel ordre, pour la discussion de quel problème. Mais qu’elles viennent, s’assoient et causent comme je m’y attendais, qu’elles disent ce que je pensais bien qu’elles diraient : l’ensemble me donne une impression unique et neuve, comme s’il était maintenant dessiné d’un seul trait par une main d’artiste. Adieu l’image que je m’en étais faite, simple juxtaposition, figurante par avance, de choses déjà connues ! Je veux bien que le tableau n’ait pas la valeur artistique d’un Rembrandt ou d’un Velasquez : il est tout aussi inattendu et, en ce sens, aussi original. »
Henri Bergson, « Le possible et le réel », 1930.