J’essuyais dans la chambre et, faisant le tour, je me suis approché du divan et je ne pouvais pas me rappeler si je l’avais essuyé ou non. Comme ces mouvements sont habituels et inconscients je ne pouvais pas me souvenir et je sentais que c’était déjà impossible de le faire. Donc, si j’ai essuyé et si j’ai oublié, c’est-à-dire si j’ai agi inconsciemment, c’est exactement comme si je ne l’avais pas fait. [...] si toute la vie complexe de bien des gens se déroule inconsciemment, alors c’est comme si cette vie n’avait pas été.
En citant cette note du journal de Tolstoï, l’écrivain et théoricien de la littérature Viktor Chklovski entend illustrer ce qu’il nomme la « méthode algébrique » de penser et de percevoir, qui est induite par l’habitude des actes quotidiens et des objets familiers. Selon ce dernier, dans cette situation si banale, non seulement « les actions deviennent automatiques » mais les objets :
sont considérés dans leur nombre et leur volume, ils ne sont pas vus, ils sont reconnus d’après les premiers traits. L’objet passe à côté de nous comme empaqueté, nous savons qu’il existe d’après la place qu’il occupe, mais nous ne voyons que sa surface. Sous l’influence d’une telle perception, l’objet dépérit [...]. Dans le processus d’algébrisation, d’automatisation de l’objet, nous obtenons l’économie maximum des forces perceptives. [...] Ainsi la vie disparaît, se transformant en un rien. L’automatisation avale les objets, les habits, les meubles [...]. [1]
Pourtant, face à cette « gomme à effacer de l’habitude » [2], selon la belle expression de Proust, il ne tient qu’à nous de réinvestir et de renforcer notre perception, de prêter pleinement attention à nos propres actions et à ce qui nous entoure.
Être attentif c’est tendre vers (ad-tendo), c’est accroître et concentrer, intensifier et aiguiser son activité perceptive vers un objet dont la présence nous a sollicités, en réponse à cette présence qui sinon resterait indistincte ou en retrait au sein du champ perceptif. Au lieu d’effleurer rapidement ce que nous percevons, il s’agit de s’y attarder et de le scruter. Cela suppose également, dans une certaine mesure et dans un même mouvement, de suspendre les autres phénomènes qui peuplent notre champ perceptif, puisque l’attention « implique le retrait de certains objets afin de traiter plus efficacement les autres » [3]. Il en va ainsi comme d’une loupe posée au soleil : il y a concentration et intensification (les deux vont de pair) des rayons lumineux sur un point resserré, alors que le reste de la surface sous la loupe reçoit moins de lumière, même s’il n’est pas laissé complètement dans l’ombre.
Être attentif, c’est aussi laisser advenir des occasions de surprise, de découvrir dans les objets du quotidien des aspects insoupçonnés. C’est peut-être voir, comme Léonard de Vinci, des pays « avec leurs montagnes, leurs fleuves, leurs rochers, les arbres, les landes, les grandes vallées » [4], dans les taches ou les pierres mélangées d’un mur trop connu qui s’assemblent alors en des configurations inédites. Nous pouvons ainsi guetter, at-tendre l’apparition heureuse de ce que le philosophe Jean-Marie Schaeffer appelle des « signes attentionnels » [5] : des ressemblances fortuites, des images nées du hasard qui apparaissent comme les productions d’une intentionnalité.
Être attentif aux objets, aux choses, c’est encore laisser éclore la possibilité de les apprécier, de les goûter voire de les aimer. L’attention peut alors se faire égards et soins. Attentifs, nous devenons attentionnés. Nous pouvons alors prendre un réel plaisir à nous en occuper, à les entretenir. Ils verront ainsi leur longévité s’accroître, ils pourront même gagner en valeur esthétique grâce à la douce patine de l’âge que nos attentions leur donneront.
N’en doutons donc pas : « On a toujours à gagner à donner aux objets familiers l’amitié attentive qu’ils méritent » [6].
Georges Iliopoulos
[1] Viktor Chklovski, « L’art comme procédé » [1917], dans Tzvetan Todorov, Théorie de la littérature. Textes des formalistes russes, Seuil, 1965, p. 81-82.
[2] Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, t. IV, Sodome et Gomorrhe [1921-1922], Gallimard (« Folio classique »), 1989, p. 19.
[3] William James, The Principles of Psychology, Vol. 1, Chap. 11, « Attention ».
[4] Léonard de Vinci, Traité de la peinture, textes traduits et présentés par André Chastel, Berger-Levrault, 1987, p. 332.
[5] Jean-Marie Schaeffer, Les Célibataires de l’art. Pour une esthétique sans mythes, Gallimard (« NRF essais »), 1996.
[6] Gaston Bachelard, La Flamme d’une chandelle, Presses universitaires de France, 1961, p. 71.