L’artiste américain James Turrell « utilise la lumière comme matériau pour travailler le médium de la perception », pour nous faire « sentir ce que nous sentons » et « voir comment on voit » [1] : Corner Shallow Spaces, dans lesquels la lumière impalpable crée l’illusion d’un objet solide en trois dimensions ; Darks Spaces, salles plongées dans le noir et dans lesquelles le visiteur doit patiemment attendre que ses yeux s’habituent à l’obscurité pour commencer à percevoir une très faible lumière ; Ganzfelds, espaces saturés de couleurs changeantes où la perception de la profondeur disparaît totalement.
Parmi ses différentes propositions, les Skyspaces se présentent de manière systématique comme une « chambre spécifiquement proportionnée avec une ouverture au plafond ouverte sur le ciel » [2]. L’intérieur de ces chambres, soigneusement travaillé par l’artiste, consiste généralement en un espace vide et neutre, avec le plus souvent des bancs le long des murs et, surtout, un système d’éclairage dissimulé aux regards des visiteurs. Aux moments de transition entre le jour et la nuit, un jeu de lumières colorées entre en action, passant d’une teinte à l’autre et modifiant ainsi, par le jeu des contrastes, la couleur perçue du ciel. Celui-ci apparaît alors de la couleur complémentaire à celle de la lumière projetée à l’intérieur du Skyspace : le morceau de ciel devient rouge-orangé lorsque la lumière est verte, il tire vers les jaunes lorsqu’elle passe au bleu, et réciproquement [3]. Comme le met en évidence la philosophe Marianne Massin, à l’instar des installations d’Ann Veronica Janssens ou d’Olafur Eliasson, lorsqu’on est assis au sein d’un Skyspace, notre expérience « se réfléchit elle-même et, pour ainsi dire, s’élève au carré en se prenant pour objet » [4].
Cette réflexion de la perception sur elle-même, à laquelle nous invitent un certain nombre d’artistes contemporains, n’est cependant pas l’apanage d’espaces et de temps distincts, exclusivement dédiés à l’art institutionnalisé. Elle peut s’épanouir et s’exercer dans notre vie de tous les jours, à l’occasion de situations ordinaires. Prêtez attention au bout de ciel crépusculaire découpé par la fenêtre, la prochaine fois que vous vous trouvez dans une pièce éclairée par une lumière orangée qui, sans que vous ne le remarquiez, sature votre vision : il vous apparaîtra verdi. Prenez garde, chez vous, aux objets qui vous entourent : leurs couleurs et leurs nuances, telles que vous les percevez, ne sont pas indépendantes des autres mais, à l’inverse, elles apparaissent différemment en fonction des jeux de variations, de complémentarités ou de contrastes qu’elles tissent entre elles.
Georges Iliopoulos
[1] Interview avec G. Tortosa, Art Press, n° 157, avril 1991, p. 18-20.
[2] www.jamesturrell.com
[3] Voir à ce propos l’explication donnée par Sharon G. Goto & William P. Bank, « Seeing the Light: From Context to Focus”, dans Filomena Moscatelli (coord.), James Turrell, Fundación NMAC, 2009, p. 28-9.
[4] Marianne Massin Expérience esthétique et art contemporain, Rennes, Presses universitaires de Rennes (« Aesthetica »), 2013, p. 99.