Si chacune des couleurs a connu une histoire faite d’ambiguïtés et d’ambivalences, le noir et le blanc présentent cette particularité, en Europe, d’une incertitude quant à leur statut même de couleurs.
Selon l’historien Michel Pastoureau, c’est à partir de la fin du XVe siècle que s’amorce, progressivement et pour plusieurs siècles, leur rejet hors de « l’ordre chromatique » [1], alors qu’ils étaient considérés depuis l’Antiquité, aux côtés du rouge, comme les couleurs principales. Michel Pastoureau repère trois raisons majeures de cette transformation des sensibilités : l’accentuation par la Réforme protestante de la méfiance religieuse à l’égard des couleurs vives, jugées souvent malhonnêtes voire dangereuses ; les recherches scientifiques en optique qui aboutissent, au milieu du XVIIe siècle, à la mise en évidence par Newton du spectre coloré, au sein duquel il n’y a de place ni pour le blanc ni pour le noir ; et, surtout, l’invention de l’imprimerie et la diffusion inédite d’innombrables images en noir et blanc, qui remplacent les images médiévales polychromes et qui constituent « une sorte de monde en noir et blanc, d’abord situé sur les marges de l’univers des couleurs, puis hors de cet univers, et même à son exact opposé » [2]. Le noir, à l’instar du blanc, devient une « non-couleur » [3].
Cette mise au ban de l’ordre chromatique a affaibli et émoussé notre perception du noir, qui est aujourd’hui bien moins riche que celle des sociétés antiques. Comme si « le fait de ne l’avoir plus considéré comme une véritable couleur […] l’avait privé d’une partie de ses nuances » [4] :
Les cultures anciennes ont une sensibilité à la couleur noire plus développée et plus nuancée que les sociétés contemporaines. En tous domaines, il n’y a pas un noir mais des noirs. La lutte contre les ténèbres, la peur de la nuit, la quête de la lumière ont peu à peu conduit les peuples de la préhistoire puis ceux de l’Antiquité à distinguer différents degrés et qualités d’obscurité puis, ce faisant, à se construire une échelle de noirs relativement large. La peinture en fournit un premier témoignage : dès le Paléolithique, les artistes utilisent plusieurs pigments pour produire cette couleur, et le nombre de ceux-ci va en augmentant au fil des millénaires. Il en résulte, à l’époque romaine, une palette de noirs déjà bien diversifiée : noirs mats et noirs brillants, noirs légers et noirs profonds, noirs durs et noirs plus tendres, noirs tirant vers le gris, le brun et même le bleu. […]
Le lexique apporte un autre témoignage de cette diversité des tons noirs perçus par les peuples antiques. Il s’emploie à saisir les différentes nuances utilisées par les artistes mais aussi et surtout à nommer toutes les qualités de noirs mis en scène par la nature. C’est pourquoi dans la plupart des langues anciennes le vocabulaire des noirs est souvent plus riche que dans les langues modernes. Mais ce vocabulaire, comme pour toutes les autres couleurs – sauf peut-être pour le rouge – est instable, imprécis, presque insaisissable : il semble s’attacher davantage aux propriétés de la matière et à la valeur des effets colorés qu’à la coloration proprement dite. L’accent est d’abord mis sur la texture, la densité, l’éclat ou la luminosité de la couleur, ensuite seulement sur sa tonalité. [5]
Mais, précisément, il faut peut-être se souvenir que la couleur « n’est pas seulement de la coloration ; c’est aussi de la lumière, de la brillance, de la densité, de la texture, du contraste, du rythme » [6]. Il devient alors possible de discerner et d’apprécier une infinie diversité de noirs : des noirs saturés et abyssaux, ou légers comme des ombres, des noirs rugueux ou lisses, des noirs unis ou au contraire tachetés, piquetés, striés, des noirs mats qui assourdissent l’air et même des « noirs lumineux, c’est-à-dire des noirs qui brillent avant d’obscurcir » [7]. Il devient alors possible de retrouver et de goûter « toutes les couleurs du noir » [8].
Georges Iliopoulos
[1] Michel Pastoureau, Noir. Histoire d’une couleur, Éditions du Seuil (« Points. Histoire »), 2014, p. 131.
[2] Ibid.
[3] Ibid. p. 8
[4] Ibid. p. 39.
[5] Ibid. p. 33-34.
[6] Ibid. p. 140.
[7] Ibid. p. 38.
[8] Ibid. p. 177.