Ranger est souvent perçu et vécu comme une tâche rébarbative à laquelle on échapperait volontiers. S’y mêlent obscurément de lointaines réminiscences d’injonctions parentales qui nous contraignaient peut- être dans nos jeux d’enfants. Si seulement tout ce désordre pouvait disparaître de lui-même et les objets retrouver tous seuls leur place ! À la limite, un claquement de doigts à la Mary Poppins nous irait. En tout cas, que cela ne nous prenne ni temps ni énergie.
C’est que l’on songe peu au plaisir que l’on peut prendre à l’organisation quotidienne de son chez-soi et à la signification profonde qu’elle peut revêtir.
Mettre en ordre n’est pas une activité anodine ; ce peut être l’écho, à une humble échelle individuelle, d’une certaine relation d’ordre anthropologique au monde. Rappelons-nous les réflexions de Mircea Eliade [1] sur l’espace et le territoire habités par les êtres humains. Selon cet historien des religions :
Ce qui caractérise les sociétés traditionnelles, c’est l’opposition qu’elles sous-entendent entre leur territoire habité et l’espace inconnu et indéterminé qui l’entoure : le premier, c’est le « Monde » (plus précisément : « notre monde »), le Cosmos ; le reste, ce n’est plus un Cosmos, mais une sorte d’ « autre monde », un espace étranger, chaotique, peuplé de larves, de démons [...] : on a, d’une part un « Cosmos » et, d’autre part, un « Chaos ».
Le cosmos est ainsi le monde connu, le nôtre, celui que la communauté a fait véritablement sienne par une « répétition rituelle de la cosmogonie », c’est-à-dire par une répétition symbolique de la mise en ordre (ce que Mircea Eliade nomme la « cosmisation ») du Chaos. En occupant un espace donné, en s’y installant et en le travaillant, l’être humain répète ainsi symboliquement « l’acte des dieux qui avaient organisé le Chaos en lui donnant une structure, des formes et des normes », et il « ne fait “sien“ un territoire qu’en le “créant” de nouveau ».
En rangeant chez vous, vous retrouverez ainsi la richesse du kosmos grec : l’ordre, d’où le bon ordre, l’arrangement, qui en vient à qualifier le monde dans son ensemble en tant que totalité ordonnée, le cosmos tel que la langue française le désigne encore. Kosmeo, c’est ainsi « mettre en ordre », instituer un ordre là où il n’y en a pas. Et vous retrouverez aussi, par extension, le kosmêtikos, au sens esthétique d’ornement ou de parure, c’est-à-dire la beauté de ce bon ordre. Plus fondamentalement, vous referez vôtre l’espace domestique que vous habitez, vous vous le réapproprierez, vous vous y reconnaîtrez, vous en ferez votre cosmos.
Rangez-donc votre chambre, petit démiurge, votre monde en dépend !
Georges Iliopoulos
[1] Mircea Eliade, Le Sacré et le profane [1965], Gallimard (« Folio essais »), 1987, p. 32-34.