skhôlè

georges iliopoulos philosophie homeney

slow canapé en lin, Bed and Philosophy

Vous n’avez rien à faire. Il y a, sans qu’on y prenne garde, une injonction pressante dans cette si courte préposition, dans ce à presque inaudible qui confine à la culpabilité. Vous pourriez demander de l’aide aux philosophes. Pascal vous rappellerait qu’il a « dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre » [1]. Cioran vous encouragerait peut-être, vous disant que voir passer les heures vaut mieux que tenter de les remplir [2]. Mais, rien à faire, un trouble inquiet vous tenaillerait.

Nous ne sommes pas ou plus habitués, pour nombre d’entre nous, à disposer de beaucoup de temps libéré de toute obligation sociale, professionnelle ou domestique. Le désœuvrement nous angoisse, nous « ne savons plus féconder l’ennui » [3], nous dirait Valéry. Ces moments flottants d’oisiveté, solitaires ou non, peuvent pourtant être l’occasion de retrouver le sens antique de la skhôlè grecque, de l’otium studiosum latin.

Cette skhôlè est d’abord arrêt, relâche, trêve, d’où repos, loisir [4] ; elle peut également signifier « ce à quoi l’on emploie son temps ou ce qui mérite qu’on l’emploie, d’où par une évolution remarquable “étude” » [5]. Dans un ouvrage récent, l’historien et sociologue Jean-Miguel Pire a retracé la longue aventure de cette notion particulièrement valorisée dans l’univers conceptuel grec :

Origine sémantique d’“école” et de “school”, ce terme désigne un temps suspendu, délivré de la satisfaction des besoins vitaux et des activités serviles. Qualifiant d’abord les occupations relevant de la gratuité – la pratique des arts, de la gymnastique, du jeu, la fréquentation des théâtres, des banquets, mais aussi la politique – la skhôlè en est venue à concerner toute activité studieuse. Parenthèse dans le flux ordinaire, elle autorise la réflexion, l’étude, la méditation, la contemplation, sans autre objectif que leur déploiement. Avec calme, tranquillité et lenteur, l’action peut y prendre son temps, se dérouler à loisir selon ses propres nécessités et de façon purement gratuite. Débarrassé de la plupart des contraintes, l’individu peut se livrer à la spéculation désintéressée et se dédier à la recherche de la vérité, du sens, de la beauté, de la justice. [6]

Aux antipodes du divertissement pascalien fuyard et des loisirs souvent aliénants de la société de surconsommation, la skhôlè, l’otium, si nous en ménageons la possibilité, nous font ainsi la promesse d’un « temps libre et libéré des urgences du monde qui rend possible un rapport libre et libéré à ces urgences, et au monde » [7]. Nous ne cherchons plus fébrilement quelque chose à faire, nous faisons à loisir. Nous pouvons jouir avec calme et avec une acribie joyeuse de notre temps libre. Concrètement, il suffit peut-être, pour commencer, de s’installer confortablement dans le canapé, d’ouvrir ce livre depuis trop longtemps esseulé sur la table basse, un carnet et un crayon à portée de main.

Georges Iliopoulos

 

[1] Blaise Pascal, Pensées, éd. de Michel Le Guern, Gallimard (« Folio classique »), 2004, p.118.

[2] Émile Cioran, De l’inconvénient d’être né [1973], Gallimard (« Folio essais »), 1987, p. 10.

[3] Paul Valéry, « Le bilan de l’intelligence », in Variété III (1936), Gallimard (« Folio essais »), 2002, p. 258.

[4] Voir Le Grand Bailly. Dictionnaire grec-français [1894], éd. revue Hachette, 2000.

[5] Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque [1968], réed. Mise à jour, Klincksieck, 1999, p. 1082.

[6] Jean-Miguel Pire, Otium. Art, éducation, démocratie, Actes Sud, 2020, p. 61.

[7] Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil (« Liber »), 1997, p. 10.