Il vous est si familier, ce petit chien qui vous scrute depuis le tapis. Vous savez avec certitude qu’à ce moment précis, il veut vous sauter dessus pour jouer. Pourtant, vous vous dites que jamais vous ne saurez véritablement ce qu’il peut se passer dans sa tête. Jamais vous ne pourrez percer tout à fait l’ombre de son regard.
Avec la domestication d’espèces animales et les débuts de l’agriculture est probablement apparue une manière nouvelle de se rapporter à certains êtres non humains :
Vis-à-vis du monde végétal et animal, à partir du néolithique, l'homme n'est plus seulement un prédateur et un consommateur, désormais il assiste, il protège, il coexiste longuement avec les espèces qu'il a « domestiquées ». De nouveaux rapports se sont établis, d'un type « amical », et qui ne sont pas sans rappeler ceux que les hommes entretiennent entre eux à l'intérieur d'un groupe. [1]
À l’origine même de la domestication, et bien que celle-ci puisse tourner à l’exploitation, se trouve donc la possibilité de tisser avec les êtres non humains des liens intersubjectifs et sociaux, sinon amicaux, même s’ils sont interspécifiques.
C’est ce que montre la philosophe Mary Midgley avec la notion de « communauté mixte ». Si les différentes espèces animales avaient été envisagées uniquement comme des choses ou comme des outils par les êtres humains qui tentaient de les domestiquer :
même avec la meilleure volonté du monde, les animaux n’auraient pas pu réagir comme de simples machines. Ils ont été apprivoisés, non pas seulement par peur de la violence, mais parce qu’ils ont montré qu’ils étaient capables de nouer des relations individuelles avec ceux qui les ont apprivoisés, en comprenant les signaux sociaux qui leur étaient adressés. Ils ont appris à obéir aux êtres humains à titre personnel. Et si les animaux ont été capables de le faire, ce n’est pas seulement parce que les personnes qui les ont apprivoisés sont des êtres sociaux, c’est parce qu’eux aussi le sont.
Toutes les créatures qui ont été domestiquées avec succès étaient à l’origine de nature sociale. Elles ont transféré vers les êtres humains la confiance et la docilité que, à l’état sauvage, elles auraient pu développer à l’égard de leurs parents et, à l’âge adulte, à l’égard des chefs de meute ou de troupeau. […] Les personnes qui réussissent à dresser les animaux ne le font pas du haut de cette supériorité abstraite et quelque peu magique qui est censément la leur, mais plutôt en entrant dans un rapport d’interaction sociale avec eux – en leur prêtant attention et en s’efforçant de comprendre comment les choses apparaissent du point de vue qui est le leur. Le fait d’ignorer ou de ne pas croire en l’existence de ce point de vue aurait pour effet de faire échouer leur tentative.
Ainsi, le rapport fondamental aux animaux domestiqués, quels qu’en soient les développements ultérieurs souvent mortifères, est un rapport de compréhension intersubjective. « Le traitement des animaux domestiques n’a jamais été impersonnel », parce qu’ils sont « des êtres doués d’un point de vue qui leur est propre et qui, pour cette raison même, ressortissent beaucoup plus à la catégorie de personne qu’à celle de chose ». Si Midgley tient à souligner ce point, c’est parce qu’il « met en évidence la surprenante capacité des hommes à prêter attention aux humeurs et aux réactions des membres des autres espèces, et même, dans une certaine mesure, à les comprendre ». Même si, « bien sûr, une telle capacité a des limites » [2].
Revenons aux deux yeux qui vous fixent. Si Jakob von Uexküll a été en mesure d’imaginer ce que pourrait être le monde vécu par une tique [3], vous pouvez certainement essayer de vous figurer le monde de l’être familier mais irréductiblement étrange avec lequel vous vivez, monde auquel vous-même vous appartenez. Cette étrangeté, cette altérité vous interpellent : votre point de vue n’est pas l’unique. Et s’il vous venait une bouffée d’orgueil à l’idée que vous êtes le centre de ce monde, à la pensée que la vie et le destin de ce petit être est en votre pouvoir, n’oubliez-pas que c’est vous qui travaillez pour subvenir à ses besoins, que c’est vous qui le nourrissez, le logez, le lavez, le soignez. Lui se tient confortablement sur le tapis, prêt à vous sauter dessus pour jouer.
Georges Iliopoulos
[1] André-Georges Haudricourt, « Domestication des animaux, culture des plantes et traitement d'autrui », dans L'Homme, 1962, tome 2 n°1, p. 40.
[2] Mary Midgley, « La communauté mixte » [1983], dans Philosophie animale. Différence, responsabilité et communauté, textes réunis par H.-S. Afeissa et J.-B. Jeangène Vilmer, Vrin (« Textes clés »), 2010, p. 282-285.
[3] Jakob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain suivi de La théorie de la signification [1934], Pocket « Agora », 2004.