Nos pratiques d’hygiène actuelles, principalement centrées sur l’eau, nous semblent d’une telle évidence que l’on pense rarement à leur histoire. C’est à celle-ci que Georges Vigarello a consacré Le propre et le sale, nous faisant découvrir d’autres conceptions du corps et d’autres manières d’en prendre soin.
S’il existait bien au Moyen Âge une pratique de l’eau, elle était avant tout ludique et festive ; on ne s’y baignait pas pour s’y laver. Puis les épidémies de peste, dans le contexte de la théorie des humeurs et d’une conception d’un corps perméable, aux pores béants, ont fait de l’eau l’inquiétante vectrice du mal. C’est pourquoi, du XVIe au XVIIIe siècle, une « toilette sèche » [1] s’impose, alors que la « propreté personnelle est symbolisée par celle du linge » [2], par la blancheur de celui-ci. À cette époque, propreté, décence et mode se confondent ; l’attention est portée avant tout sur le visible, l’habit, les mains, le visage, qui doivent être nets. La propreté n’est pas affaire de médecine mais de civilité.
Les bienfaits de l’eau ne deviennent sensibles qu’à partir de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe, avec l’évolution de la représentation du corps qui n’est plus simplement humoral mais énergétique, mécanique, dynamique. L’eau, surtout froide, ne lave pas encore mais elle tonifie, elle réveille les vigueurs de l’organisme, stimule les puissances internes : « Pour la première fois, le bain a un rôle explicitement hygiénique, moins parce qu’il rend propre d’ailleurs que parce qu’il rend fort. Prestige des mécaniques de l’eau. C’est l’action sur la machine organique qui compte » [3]. La propreté devient fonctionnelle et non plus un simple apparat.
C’est cependant la révolution pastorienne, à partir des années 1870, qui initie notre conception actuelle de la propreté et du nettoiement, avec la découverte des micro-organismes et des effets sanitaires de ces « monstres invisibles » [4] :
l’univers bactériologique, dont Pasteur a largement amorcé l’explication, transfigure l’image du lavage. L’eau « efface » le microbe. Le bain a un nouvel objet : faire disparaître une présence corpusculaire. […] Le « danger » existe en dehors de toute crasse. La peau porte des germes cachés. […] Impossible de l’ignorer : la propreté change de définition. Le microbe en est la référence négative et l’asepsie la référence idéalisée. Être propre, c’est d’abord écarter bactéries, protozoaires et virus. Nettoyer, c’est agir sur des agents invisibles. [5]
C’est à ce moment qu’apparaissent aussi la pratique de la douche en contexte militaire et la salle de bains dans les habitations, rendue possible par l’haussmannisation et la desserte individuelle de l’eau. Prolongeant la chambre, elle remplace le cabinet de toilette et devient l’espace de l’intimité :
Espace rigoureusement privé surtout : chacun y pénètre seul. Le choix des objets, du porte-serviettes au porte-jupe, favorisant la fonctionnalité des accessoires, favorise aussi l’effacement de toute aide extérieure. Éloignement des contacts indiscrets : certains tiroirs sont mis hors de portée des domestiques. Refus des regards : « On n’y entre pas en société. » Il faut en barrer l’accès. […] Dans ce cadre, un rapport de soi à soi plus exigeant s’est tout simplement constitué. Jamais peut-être cette exigence sur l’intimité ne s’était à ce point manifestée. Jamais peut-être l’histoire de la propreté s’était à ce point associée à celle d’un espace : créer un lieu toujours plus privé où les soins se donnent sans témoin, renforcer la spécificité de ce lieu et de ses objets. […] Un plaisir s’affiche et se dit. C’est celui d’une eau fournie « à volonté ». C’est celui d’un bain devenu explicitement lieu d’intimité. [6]
Mais il ne s’agissait pourtant pas encore tout à fait de notre propreté contemporaine, pour laquelle l’« insistance sur les valeurs personnalisées, l’affirmation d’un hédonisme, souvent de commande, ont pris le relais des laborieuses explications hygiéniques » [7].
Georges Iliopoulos
[1] Georges Vigarello, Le propre et le sale. L’hygiène du corps depuis le Moyen Âge [1985], Éditions du Seuil (« Points »), 2014, p. 25.
[2] Ibid. p. 49.
[3] Ibid. p. 128.
[4] Ibid. p. 218.
[5] Ibid. p. 217-223.
[6] Ibid. p. 230-233.
[7] Ibid. 240.