« Rien de suffisant, pour qui le suffisant, c’est peu » [1], nous avertit la tradition épicurienne qui, loin de prôner un rapport glouton et illimité aux plaisirs, se veut à l’inverse une école de modération et de frugalité. L’autosuffisance (autarkeia), au sens de la faculté d’être satisfait de ce dont nous disposons [2], est ainsi considérée par Épicure :
comme un grand bien, non pas dans l’idée de faire avec peu en toutes circonstances, mais afin que, dans le cas où nous n’avons pas beaucoup, nous nous contentions de peu, parce que nous sommes légitimement convaincus que ceux qui ont le moins besoin de l’abondance sont ceux qui en tirent le plus de jouissance [3]
L’autosuffisance n’est donc pas à entendre ici comme une valeur strictement morale, comme un devoir autonome, ou comme une privation ascétique. Elle est à viser dans la mesure où elle promet une intensification de nos plaisirs, un épanouissement de notre bonheur (à comprendre avec Épicure comme ataraxie, c’est-à-dire comme absence de trouble). Cette frugalité relève ainsi du « choix délibéré, toujours renouvelé, de la détente et de la sérénité », de la « gratitude profonde envers la nature et la vie qui, si nous savons les trouver, nous offrent sans cesse le plaisir et la joie », dispositions intérieures propres à la doctrine épicurienne selon Pierre Hadot [4].
La philosophie et l’attitude épicuriennes peuvent cependant nous paraître bien lointaines, à nous qui sommes pris dans l’agitation inquiète de la surabondance et de la surconsommation. Pensons à la quantité incommensurable de choses illusoirement nécessaires que nous accumulons chez nous et que nous oublions même parfois, à cet entassement qui nous étonne vivement lorsque nous déménageons. Pensons à la récurrence frénétique du remplacement d’objets qui jouent pourtant encore parfaitement leur rôle dans notre quotidien.
Cet encombrement d’objets superfétatoires et fugitifs peut même se révéler une véritable aliénation. Le sociologue et philosophe Hartmut Rosa, analysant la temporalité et l’accélération dans les sociétés de la modernité tardive, définit notamment l’aliénation comme le fait de ne pas « se sentir chez soi » [5] dans ses rapports intersubjectifs et sociaux, dans ses actions ainsi que, précisément, dans son environnement matériel. Selon lui, une véritable porosité est pourtant susceptible d’advenir entre le soi et les choses avec lesquelles nous développons une familiarité au fil du temps long, avec les choses que nous entretenons et réparons affectueusement. Elles sont alors « appropriées et individualisées, ou de manière plus parlante encore : intériorisées ». Ces choses :
Vous les “investissez” et vous les percevez dans toutes les dimensions sensuelles, et elles portent également avec elles les marques que vous y laissez. Elles deviennent partie intégrante de votre expérience vécue quotidienne, de votre identité et de votre histoire. En ce sens, le moi s’étend vers le monde des choses, et les choses à leur tour deviennent des habitants du moi.
Comment, à l’inverse, investir une foule indéterminée d’objets, que nous avons distraitement fait entrer, hier seulement, dans notre vie, qui en seront probablement exclus demain et auxquels nous n’avons pas le temps de prêter individuellement attention ? De fait, ils nous « demeurent, d’une façon évidente, “étrangers” ». Avec eux, nous ne pouvons pas nous sentir tout à fait « chez nous ».
Contre cette profusion aliénante, il ne tient qu’à nous de retenir la leçon d’Épicure, de nous exercer à la frugalité. Peut- être retrouverons-nous alors le sens d’un usage et d’une jouissance véritables des objets, moins nombreux mais mieux connus, qui nous accompagnent.
Georges Iliopoulos
[1] Épicure, Sentences vaticanes, in Lettres, maximes et autres textes, trad. et prés. par Pierre-Marie Morel, GF Flammarion, 2017, p. 125.
[2] Ibid. Voir la note 22 p. 152.
[3] Épicure, Lettre à Ménécée, in Lettres, maximes et autres textes, op. cit., p. 100-101.
[4] Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, éd. revue et augmentée, Albin Michel (« Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité »), 2002, p. 37.
[5] Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive [2010], Éditions La Découverte (« Poche »), 2014, p. 120. Pour les citations suivantes, p. 117-118.