Dans un livre consacré à la canopée tropicale, le zoologue Mark Moffett nous propose une étrange expérience de pensée [1].
Si nous nous trouvons dans une forêt, les mouvements que nous percevons sont avant tout ceux des animaux, ceux des scarabées, des singes, etc. Quelques plantes singulières présentent, il est vrai, des mouvements assez rapides pour que nous les saisissions, notamment les sensitives, les plantes carnivores. Dans certains cas, c’est la croissance dont la vitesse se situe à la limite de notre faculté de perception : en « s’appliquant, il est à peine possible de discerner la rotation du bourgeon terminal d’une plante grimpante. Sa vitesse atteint au mieux la lente rotation de la grande aiguille d’une horloge. » Mais, d’une manière générale, le monde végétal nous semble statique, complètement immobile.
Mark Moffett imagine alors ce qu’il advient si nous « multiplions la vitesse par cent » et si « une minute de notre temps correspond à environ deux heures ». Le spectacle change considérablement :
La plupart des animaux se déplacent en bonds flous, à peine identifiables, même l’escargot dans sa course endormie. Les plantes, elles, nous impressionnent. Les tiges grimpantes que nous avons observées tournoient maintenant en spirales, comme les tentacules longs d’un mètre des monstres de film d’horreur japonais. Tout autour de nous, des tiges s’élèvent avec pugnacité, progressant à l’aveuglette comme un rapace aveugle vers sa proie. Sur d’autres plantes, des vrilles forment des treillis d’arcs élégants semblables aux boucles de la queue préhensile des singes ; les racines des Clusia glissent lentement vers le sol.
Multiplions encore la vitesse du temps par cent : une semaine s’écoule pendant l’unique minute de nos observations. Les animaux scintillent dans l’air, à peine perçus par nos sens ; deux secondes correspondent à une nuit de sommeil. Les plantes sont devenues folles, les feuilles s’écartent en s’ouvrant, la plupart des fleurs s’épanouissent et meurent dans le temps d’un éclair de couleur. Les plantes grimpantes s’agitent dans un combat frénétique ; les vrilles et les tiges tournoient dans le flou ; les tiges terminales des plantes remontent sans arrêt vers le haut, s’empilant l’une sur l’autre, dans une course charnelle vers la lumière.
Si les mouvements des plantes qui nous entourent au quotidien sont invisibles, c’est tout simplement parce qu’ils sont trop lents pour notre perception, ou réciproquement parce que nous sommes trop rapides pour eux. Ils ne peuvent nous apparaître que d’une manière fractionnée, en comparant des instantanés pris à des intervalles assez grands pour que nous distinguions des états successifs. Pour être capable de percevoir cette « expression des végétaux », il faut ainsi, comme Francis Ponge, qu’on leur « tourne le dos pendant quelques jours, une semaine » ou plus encore [2].
Soyez-y attentifs, aujourd’hui, demain, le mois prochain. Et n’oubliez pas que, pour cette petite plante, faussement sage près de la fenêtre, c’est vous qui n’êtes qu’un scintillement dans l’air.
Georges Iliopoulos