senteurs intérieures

georges iliopoulos philosophie homeney

Éphémères et labiles, les odeurs et parfums n’en sont pas moins une dimension essentielle de l’habitation et de sa singularité. Ils ne se bornent cependant pas à la seule possibilité d’une jouissance recluse et individualiste mais invitent, bien au contraire, au partage de l’espace domestique. 

La composition olfactive d’un appartement ou d’une maison, née du mélange des diverses effluves de la vie quotidienne, nous marque lorsque nous y entrons ; c’est l’odeur joyeusement reconnue de ces amis qui y habitent, de nos parents que nous n’avons pas visités depuis longtemps, ou celle plus mystérieuse de nouvelles relations. Dans la fulgurance d’une inspiration, toute leur existence et leur histoire s’y resserrent subtilement. En témoignent admirablement les impressions profuses dont le narrateur de la Recherche du temps perdu fait l’expérience dans les deux chambres contiguës de sa tante Léonie :

C’étaient de ces chambres de province qui – de même qu’en certains pays des parties entières de l’air ou de la mer sont parfumées par des myriades de protozoaires que nous ne voyons pas – nous enchantent des mille odeurs qu’y dégagent les vertus, la sagesse, les habitudes, toute une vie secrète, invisible, surabondante et morale que l’atmosphère y tient en suspens : odeurs naturelles encore, certes, et couleurs du temps comme celles de la campagne voisine, mais déjà casanières, humaines et renfermées, gelée exquise, industrieuse et limpide de tous les fruits de l’année qui ont quitté le verger pour l’armoire ; saisonnières, mais mobilières et domestiques, corrigeant le piquant de la gelée blanche par la douceur du pain chaud, oisives et ponctuelles comme une horloge de village, flâneuses et rangées, insoucieuses et prévoyantes, lingères, matinales, dévotes, heureuses d’une paix qui n’apporte qu’un surcroît d’anxiété et d’un prosaïsme qui sert de grand réservoir de poésie à celui qui les traverse sans y avoir vécu. [1]

La philosophe Chantal Jaquet, dans l’analyse qu’elle propose de ce passage, souligne et explicite la relation d’intersubjectivité qui se noue par la médiation des parfums domestiques :

La respiration des effluves parfumées d’une chambre tisse un lien avec l’autre dont on inhale l’histoire en se l’appropriant au plus profond de soi. L’odeur est une expression de l’autre, un condensé de ce qui advient et qui devient mien. L’odorat est le sens qui permet de pénétrer les êtres et les choses dans ce qu’ils ont de plus secret : il révèle leurs personnalités dans son intériorité. Chaque individu va alors se définir subjectivement de manière olfactive comme une sédimentation d’odeurs. [2]

Ce sont ainsi les joies et les occupations quotidiennes des habitants des lieux, mais aussi ce qu’ils ont de plus intime, leur intériorité la plus subjective, paradoxalement suggérée par les émanations volatiles des objets qui peuplent leur vie, que ces parfums nous révèlent. 

Réciproquement, lorsque nous recevons, nous accueillons nos invités au sein de notre atmosphère propre, au sein de notre vie et de notre individualité olfactives. Nous les y enveloppons. Les fragrances participent, nécessairement, à l’hospitalité que nous déployons pour eux. Elles initient même un rapprochement avec ceux que nous ne connaissons encore que peu et permettent d’abolir « la distance et l’altérité en enveloppant […] dans un même milieu olfactif » [3]. Prêter attention à ce milieu, faire naître chez soi une ambiance suave et chaleureuse, c’est ainsi dire, sans un mot : « soyez les bienvenus ».

Georges Iliopoulos

 

[1] Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, t. I, Du côté de chez Swann [1917], Gallimard (« Folio classique »), 1987, p. 106-107.

[2] Chantal Jaquet, Philosophie de l’odorat, PUF, 2010, p. 156.

[3] Ibid. p. 102.