Dans le roman de Huysmans, l’excentrique des Esseintes se réfugie pour un temps dans une curieuse retraite d’esthète. Entre autres passions, il y voit se renverser son ancien attrait pour les plantes artificielles, celles qui sont nées « des miracles des caoutchoucs et des fils, des percalines et des taffetas, des papiers et des velours » [1]. Il veut dorénavant « des fleurs naturelles imitant des fleurs fausses ». Alors, face aux « monstres » végétaux qu’il acquiert pour satisfaire son nouveau penchant, une pensée presque aristotélicienne lui vient à l’esprit :
il est vrai que la plupart du temps la nature est, à elle seule, incapable de procréer des espèces aussi malsaines et aussi perverses ; elle fournit la matière première, le germe et le sol, la matrice nourricière et les éléments de la plante que l’homme élève, modèle, peint, sculpte ensuite à sa guise. […] il lui fait maintenant pousser des fleurs de couleurs différentes sur la même branche, invente pour elle de nouveaux tons, modifie, à son gré, la forme séculaire de ses plantes, débrutit les blocs, termine les ébauches, les marque de son étampe, leur imprime son cachet d’art. […] l’homme peut en quelques années amener une sélection que la paresseuse nature ne peut jamais produire qu’après des siècles […].
À travers cette passion presque obsessionnelle, des Esseintes signale, à sa manière maladive certes, l’ambiguïté entre le naturel et l’artificiel, ou plutôt la continuité qui relie l’un à l’autre.
Artificiel ou naturel ? La conjonction est-elle ici inclusive, exclusive ? Une part considérable, sinon la totalité des objets qui nous entourent, ne se rangent pas clairement dans l’une ou l’autre de ces deux catégories. Pour Aristote, s’il y a bien une indéniable distinction à tracer entre ce qui est naturel [2] et ce qui est le résultat de la technique humaine, l’art (technè) cependant, dans certains cas, « parachève ce que la nature n’a pas la puissance d’accomplir » [3]. L’art utilise et en un sens prolonge, en lui donnant un tour sans doute nouveau, ce que la nature produit d’abord. Il s’inscrit dans la continuité de celle-ci, en ce qu’il exploite les potentialités des matériaux et des matrices de formes qu’elle lui offre. Ou bien faudrait-il peut-être, avec le géographe Augustin Berque, penser le naturel et l’artificiel (ou le culturel) comme deux pôles et non comme des catégories aux frontières étanches. Les penser comme « co-présents dans toute réalité en proportions variables » [4]. Dans ce cas, « le problème n’est pas de juger si les activités humaines sont naturelles ou bienculturelles (question irréaliste) ; mais d’estimer lesquelles sont plus ou moins naturelles ou culturelles ». De même pour les objets qui en sont les produits.
Il reste toujours du naturel dans l’artificiel, qu’on le formule comme origine ou comme fondement, comme matériau ou comme occasion de l’artificiel. Mais il peut aussi être considéré comme sa finalité, comme son principe (archè) au double sens antique de commencement et de commandement. Au Japon notamment, selon Augustin Berque, la nature est le but ultime des productions artificielles, artistiques ou culturelles, elle en est le paradigme. La culture japonaise ne s’est ainsi « jamais délibérément posée comme sujet face à une nature objet. Bien davantage, en vérité : elle a systématiquement tendu à faire de la nature son référent suprême, voire son aboutissement ».
Aller-retour donc. Il s’agit de « retrouver la nature au bout de la culture », de même que l’on peut déceler, avec des Esseintes, la marque de l’art humain dans des êtres apparemment naturels.
Georges Iliopoulos
[1] Joris-Karl Huysmans, À rebours [1884], GF Flammarion, 2004. Pour cette citation et les suivantes, voir p. 123-129
[2] Pour Aristote, les êtres naturels sont ceux qui possèdent en eux-mêmes leur principe de mouvement, de développement.
[3] Aristote, Physique, II, 8, 199a.
[4] Augustin Berque, Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Gallimard (« Bibliothèque des sciences humaines »), 1986, p. 287. Pour les citations qui suivent, voir p. 178-201.