« Goethe disait : “Tous les objets dont nous sommes entourés dès l’enfance conservent toujours à nos yeux quelque chose de commun et de trivial”. Comme cela s’applique bien aux plantes !
Elles sont, presque partout, d’une extrême banalité, et c’est pourquoi je prétends qu’elles nous sont trop familières pour que nous leur accordions une attention suffisante. Comment les admirer alors qu’on les voit chaque jour, à la même place, année après année ? Comment puis-je continuer à m’étonner devant les platanes de l’avenue, les ronces du talus, les mousses entre les pavés, le marronnier de la cour ? Leur omniprésence et leur ubiquité les desservent […].
Les géraniums du square, les bégonias du quai de la gare, les glaïeuls de la boucherie, les Aspidistra de la concierge, toutes ces plantes que nous voyons à peine tant elles nous paraissent familières, ne pensez-vous pas que si elles avaient été cueillies sur quelque astre lointain et rapportées par une expédition spatiale, elles nous sembleraient beaucoup plus dignes d’attention ?
Avec quel œil faut-il donc regarder les plantes pour les voir réellement, enfin débarrassées des toiles d’araignées de la routine, de la poussière des habitudes ?
L’”œil magique”, peut-être. Connaissez-vous cela ? Un dessin plat, en deux dimensions, répétitif et peu compréhensible, une sorte de camaïeu dépourvu de sens, qui est soudain appréhendé en trois dimensions à la suite d’une gymnastique oculaire que certains trouvent pénible. Brusquement, l’image devient lumineuse, profonde, fascinante, riche de structures imprévues et de topographies insoupçonnées dans lesquelles les yeux, reposés de leur effort, se promènent avec délices.
Les troènes de la poste, la vigne vierge au fond de l’impasse, les orties dans la décharge, nous les voyons habituellement au premier degré, “à plat” pourrait-on dire, et alors elles n’inspirent rien, même pas du dégoût, même pas de l’ennui, rien. Mais l’œil magique est capable de transformer une mauvaise herbe en merveille, et on lui trouve alors des charmes capables d’orienter l’existence. »
Francis Hallé, Éloge de la plante.