« Singularité non mathématisable », le kairós grec possède « à l’origine un sens spatial et désigne un point critique de coupure et d’ouverture » [1]. Basculant vers le temporel, il est ensuite devenu le moment propice, opportun, l’instant décisif, l’occasion toujours fugitive :
kairós au sens usuel renvoie à l’ouverture d’un discontinu dans un continuum, à la trouée du temps dans l’espace ou du temps temporel dans le temps spatialisé : moment de crise dans le vocabulaire médical, entrelacs ou concours de circonstances en politique et en histoire, il dit l’à-propos (donc la [juste] mesure, la brièveté, le tact, la convenance), et l’occasion (donc l’avantage, le profit, le danger), tout moment décisif qu’il s’agit, de manière plus ou moins normative ou esthétique, de saisir au passage […].
Mais pour se laisser ainsi attraper, le kairós oblige notre esprit à ruser, à se faire mètis agile, sur le qui-vive, prête à bondir. Il exige de mettre en œuvre ce « type particulier d’intelligence qui, au lieu de contempler des essences immuables, se trouve directement impliquée dans les difficultés de la pratique, avec tous ses aléas, confronté à un univers de forces hostiles, déroutantes parce que toujours mouvantes et ambiguës » [2] ; une forme d’intelligence qui « implique un ensemble complexe, mais très cohérent, d’attitudes mentales, de comportements intellectuels qui combinent le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d’esprit, la feinte, la débrouillardise, l’attention vigilante, le sens de l’opportunité, des habiletés diverses ».
Le kairós ne doit pas nous surprendre, ni nous étonner, si nous voulons agir avec toute l’efficace que l’éclair de son surgissement nous accorde de manière si imprévisible. Nous devons le devancer précisément grâce à cette intelligence rusée et retorse qu’est la mètis :
Pour saisir le kairós fugace, la mètis [doit] se faire plus rapide que lui. Pour dominer une situation changeante et contrastée, elle doit se faire plus souple, plus ondoyante, plus polymorphe que l’écoulement du temps : il lui faut sans cesse s’adapter à la succession des événements, se plier à l’imprévu des circonstances pour mieux réaliser le projet qu’elle a conçu ; ainsi l’homme de barre ruse avec le vent pour mener, en dépit de lui, le navire à bon port.
Et si la saisie fructueuse du kairós exige une attention concentrée et continue aux événements bigarrés qui sont en cours, il nous faut aussi être « suffisamment lesté de tout le savoir acquis par l’expérience pour avoir deviné et pressenti le temps où surgira l’instant propice ». Tout en gardant à l’esprit, tendu vers l’avenir, notre visée. Sans recette toute faite, ni règle prédéfinie à suivre tranquillement car, face à cette effraction du possible, tout est à rejouer à chaque fois.
Navigation, chasse et guerre, médecine, politique ou encore rhétorique : parmi tous les domaines où elle exerce sa ruse, la mètis, cette intelligence plurielle et toujours à l’affût du moment propice à l’action, préside aussi à toutes les « habiletés artisanales » [3], aux « tours de main » et autres « secrets de métier qui donnent aux artisans prise sur une matière toujours plus ou moins rebelle à leur effort industrieux ». Ce que l’on trouve illustré dans « une chanson de potier, transmise par une biographie d’Homère attribuée à Hérodote. Le poème commence par une prière à Athéna pour qu’elle étende la main sur le four, afin que les récipients soient cuits à point, qu’ils soient couverts d’un beau vernis noir et qu’ils donnent à la vente un bon bénéfice ».
Or : « Cette main étendue sur le four, c’est le signe de la maîtrise qu’Athéna exerce sur le kairós, le temps de l’opportunité à saisir : le bon potier doit reconnaître le moment où les poteries sont cuites à point, ni trop, ni trop peu ». Si celui-ci doit certes mettre en œuvre des techniques et des savoirs patiemment acquis, fruits d’une transmission longue entre générations, il lui faut aussi agir, avec finesse d’esprit (agchínoia) et justesse du coup d’œil (eustochía), « au bon moment (katà kairón) » [4].
Georges Iliopoulos
[1] Barbara Cassin (dir.), Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Le Robert / Seuil, 2004, p. 814. Citation suivante, ibid. p. 815.
[2] Marcel Detienne, Jean-Pierre Vernant, Les ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs [1974], Flammarion (« Champs essais »), 2018, p. 72-73. Citations suivantes, ibid. p. 13, p. 36-37 et p. 428.
[3] Ibid. p. 14. Citations suivantes, ibid. p. 78-79 et p. 266-267.
[4] Ibid. p. 29, citation tirée de Pindare, Isthm., II, 22. Sur l’agchínoia et l’eustochía, voir ibid. p. 422-425.