Dans le langage quotidien et notamment lorsqu’il s’agit de décoration, l’usage du terme « sublime » en fait généralement un simple superlatif du beau, une emphase, sans qu’il ne caractérise plus précisément les objets auxquels on l’applique : presque indifféremment, on parle d’un canapé sublime, d’un appartement sublime, voire d’une lumière sublime, pour signifier que leur aspect nous marque positivement et fortement. Le sublime a pourtant une histoire complexe, longue et riche, qui invite à ne pas l’utiliser de manière inappropriée et à ne surtout pas le confondre avec le beau, dont il ne serait alors qu’une sorte d’accentuation ou d’intensification.
Le mot lui-même renvoie à la hauteur, à l’éminence. Le terme français est dérivé du « latin classique sublimis “suspendu en l’air”, “haut, élevé”, au figuré “élevé, grand”, spécialement en rhétorique » [1]. Le préfixe sub- marque clairement le mouvement de bas en haut, alors que l’origine du radical est plus floue : « On le dérive de sub et limis, “oblique, de travers”, ou bien au contraire de limen, “limite, seuil” » [2]. Si le premier texte conservé qui a marqué l’histoire du sublime, en l’abordant avant tout dans le champ de la rhétorique et du discours, date du premier siècle de notre ère [3], s’il est passé à l’époque médiévale dans le domaine alchimique, c’est peut-être au XVIIIe que le sublime, déplacé alors vers le champ de l’esthétique, prend toute son ampleur.
Un philosophe, Edmund Burke, a particulièrement marqué son histoire et aura une grande postérité. Il analyse le sublime en le distinguant systématiquement du beau et en leur attribuant deux fondements anthropologiques différents. Le beau, pour sa part, s’ancre dans le « plaisir » à proprement parler, un plaisir qui est résolument positif et lié à l’une des deux fins auxquelles répondent toutes les passions humaines : l’amour, au sens élargi de ce qui nous fait tendre vers la « société », vers la sociabilité. L’autre fin, à laquelle le sublime est lié, est la « conservation de soi » de l’individu. Burke rattache plus précisément le sublime à un plaisir qu’il nomme « délice » (delight), plaisir négatif au sens où il surgit de l’atténuation de la terreur, au sens où il « accompagne l’éloignement de la douleur ou du danger » [4]. Ainsi : « Tout ce qui est propre à susciter d’une manière quelconque les idées de douleur et de danger, tout ce qui traite d’objets terribles ou agit de façon analogue à la terreur, est source du sublime, c’est-à-dire capable de produire la plus forte émotion que l’esprit soit capable de ressentir. » Parmi d’autres caractéristiques susceptibles de faire advenir le sentiment du sublime, se trouvent le vaste et l’infini, l’obscur, le puissant.
Ainsi, selon Burke, un « remarquable contraste ressort de cette confrontation » [5] entre le beau et le sublime, même s’il n’exclut cependant pas que certaines choses unissent en elles des qualités du sublime et du beau :
Les objets sublimes sont de grande dimension, les beaux objets relativement petits, le beau doit être uni et poli, le grand rude et négligé, l’un fuit la rectitude, mais s’en éloigne insensiblement, l’autre préfère la ligne droite et s’en écarte, quand il le fait, par une déviation souvent très marquée, l’un ne saurait être obscur, l’autre doit être sombre et ténébreux, l’un est léger et délicat, l’autre solide et même massif. Ils éveillent en fait des idées fort différentes, l’une fondée sur la douleur, l’autre sur le plaisir.
L’expérience du sublime ne peut alors être assimilée à une tranquille et paisible contemplation : « La passion causée par le grand et le sublime dans la nature, lorsque ces causes agissent avec le plus de puissance, est l’étonnement (astonishment), c’est-à-dire un état de l’âme dans lequel tous ses mouvements sont suspendus par quelque degré d’horreur. » [6] Il faut comprendre ici l’étonnement au sens le plus fort du terme, au sens étymologique d’être comme frappé par la foudre. Lorsqu’on est étonné, l’esprit est selon Burke :
si complètement rempli de son objet qu’il ne peut en concevoir d’autre ni par conséquent raisonner sur celui qui l’occupe. De là vient le grand pouvoir du sublime qui, loin de résulter de nos raisonnements, les anticipe et nous entraîne avec une force irrésistible. L’étonnement […] est l’effet du sublime à son plus haut degré ; les effets inférieurs en sont l’admiration, la vénération et le respect. [7]
Expérience bouleversante donc, « le sublime surprend, déroute, dessaisit le sujet en sécurité en le confrontant à ses limites […], celui qui vit le sublime est nécessairement embarqué dans l’émotion, l’expérience, l’épreuve. » [8]
Il semble donc douteux sinon franchement impropre de qualifier les objets domestiques et familiers de « sublimes ». Si la « terreur est en effet dans tous les cas possibles, d’une façon plus ou moins manifeste ou implicite, le principe qui gouverne le sublime » [9], quel aspect terrible nous offre notre canapé ou notre appartement ? On ne ressent certainement pas, à leur vue, « cette sorte d’horreur délicieuse qui est l’effet le plus authentique et le meilleur critère du sublime » [10]. On ne s’arrête pas, stupéfait, foudroyé sur place. Or, vouloir user avec précision des catégories et des concepts, notamment esthétiques, ne signifie pas que l’on se montre pointilleux à l’excès ; cela permet d’affiner nos expériences sensibles et quotidiennes, de les contraster les unes par rapport aux autres pour en extraire, chaque fois, ce qu’elles recèlent de plus singulier, de plus vif, de plus précieux.
Georges Iliopoulos
[1] Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 2016.
[2] Baldine Saint Girons, Le Sublime de l’Antiquité à nos jours, Éditions Desjonquères (« Littérature et idée »), 2005, p. 51.
[3] Longin, Du Sublime (Péri hypsous), traduction, présentation et notes Jackie Pigeaud, Rivages (« Rivages Poche/Petite Bibliothèque »), 1991.
[4] Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau [1757], présentation et traduction de Baldine Saint Girons, Vrin, 2009, p. 93. Citation suivante, ibid. p. 96.
[5] Ibid. p. 215. Citation suivante, ibid.
[6] Ibid. p. 119.
[7] Ibid. p. 119-20. Baldine Saint Girons précise en note que Burke reprend ici la définition du sublime formulée par Longin : « le sublime ne persuade pas, ce qui supposerait un consentement de notre part, mais nous emporte “avec une force irrésistible” qui fait songer à la foudre (Du sublime, I, 4). »
[8] Céline Flécheux, « Embarquement pour le sublime. Sens et fonctions d’un concept », dans Céline Flécheux, Pierre-Henry Frangne et Didier Laroque (dir.), Le Sublime. Poétique, esthétique, philosophie, Presses Universitaires de Rennes (« Æsthetica »), 2018, p. 27.
[9] Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau [1757], op. cit., p. 121.
[10] Ibid. p. 144.