« Qu’est-ce en effet que le temps ? Qui serait capable de l’expliquer facilement et brièvement ? Qui peut le concevoir, même en pensée, assez nettement pour exprimer par des mots l’idée qu’il s’en fait ? Est-il cependant notion plus familière et plus connue dont nous usions en parlant ? Quand nous en parlons, nous comprenons sans doute ce que nous en disons ; nous comprenons aussi, si nous entendons un autre en parler.
Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande, je ne le sais plus. » [1]
L’énigme si difficile du temps, telle que l’a exprimée Augustin dans cette fameuse formule, peut être contournée si l’on cesse de réfléchir sur le temps et si l’on se penche plutôt sur les devenirs multiples et concrets dont il est l’abstraction hypostasiée. Dans une telle perspective, il n’y a pas de temps hors des changements, des mouvements, des modifications, des transformations, des évolutions des choses. Ce sont elles qui sécrètent leur temps propre, ou plutôt leurs temporalités variées.
D’ailleurs, ce que l’on appelle une « chose », dans son immobilité et sa stabilité apparentes, se révèle plutôt être l’utile arrêt sur image d’un flux plus ou moins rapide, l’illusion produite ou bien par la lenteur ou la ténuité de changements ainsi imperceptibles, ou bien par un accord momentané de vitesses d’évolution [2]. Car dans l’intimité de la matière, il n’y a pas d’immobilité.
Même les cadres temporels ordinaires qui structurent nos vies, que l’on interroge peu et que l’on a tendance à considérer de manière seulement abstraite, consistent avant tout en des mouvements, en des changements de positions relatives dans la trame du monde : une année, la révolution elliptique de notre planète autour du Soleil ; une journée, une rotation complète sur elle-même. Si la Terre s’arrêtait de tourner sur elle-même, nos jours, nos minutes et nos heures s’évanouiraient.
Et nous sommes nous-mêmes, êtres vivants et vieillissants, des faisceaux de temporalités entrelacées, à l’intégrité poreuse et toujours précaire, faisceaux qui s’émietteront finalement dans les remous du monde, ce « flot tourbillonnant qui te baigne de son flux » [3]. Nos organes, nos cellules, nos tissus sont en perpétuelle évolution, ils se développent, s’altèrent, ils changent sans trêve. C’est précisément cette évolution plurielle mais unifiée, disjointe de l’environnement quoiqu’ouverte aux dynamiques extérieures, qui nous individualise en tant qu’organismes vivants [4].
Ce qu’il peut y avoir de tragique, au fond, ce ne sont pas les changements que nous vivons eux-mêmes, c’est plutôt leur incurable irréversibilité. Notre propre irréversibilité, car nous sommes bien, chacun.e, « un irréversible incarné » [5].
Notre destin […] n’est pas effrayant parce qu’il est irréel ; il est effrayant parce qu’il est irréversible, parce qu’il est de fer. Le temps est la substance dont je suis fait. Le temps est un fleuve qui m’entraîne, mais je suis le fleuve ; c’est un tigre qui me déchire, mais je suis le tigre ; c’est un feu qui me consume, mais je suis le feu. [6]
Georges Iliopoulos
[1] Augustin, Les Confessions, livre XI, trad. J. Trabucco, Flammarion (« GF »), 1974, p. 263.
[2] Henri Bergson, « La perception du changement » [1911], dans La Pensée et le mouvant, Presses Universitaires de France (« Quadrige »), 2013, p. 159.
[3] Marc Aurèle, Pensées pour soi-même, XII, 3, 1, trad. Pierre Hadot.
[4] André Pichot, Histoire de la notion de vie, Gallimard (« Tel »), 1993, p. 943-945.
[5] Vladimir Jankélévitch, L’Irréversible et la nostalgie [1974], Flammarion (« Champs essais »), 2011, p. 8.
[6] Jorge Luis Borges, Nouvelle Réfutation du temps [1944 et 1946], dans Œuvres complètes, t. 1, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 2010, p. 816.