Dans sa Louange de l’ombre, rédigée en 1933 alors que les intérieurs traditionnellement sombres du Japon disparaissent au profit de nouvelles manières d’habiter venues d’Occident, Tanizaki Jun’ichirô nous invite à aiguiser notre sensibilité à l’obscurité. L’ombre n’y est pas simplement le négatif de la lumière, son absence à laquelle il faudrait remédier. Tanizaki lui rend sa positivité, tant phénoménologique qu’axiologique. Positivité phénoménologique, au sens où elle a une présence sensible : nous voyons de l’obscurité, de la pénombre, du sombre, nous pouvons nous y attarder, scruter, y découvrir des nuances et des tonalités diverses. Axiologique, car nous pouvons reconnaître une valeur positive à cette obscurité, la goûter et l’apprécier d’un point de vue esthétique. Nous pouvons éprouver une « émotion particulière à contempler la pénombre amoncelée » [1].
Il y a plus, « nous sommes tellement anesthésiés par l’éclairage électrique que nous sommes devenus insensibles aux inconvénients générés par l’excès de lumière » [2]. Une luminosité omniprésente, sans réserve, indûment prolongée, peut se faire nuisance. Le sociologue Ramzig Keuchyan en décrit les conséquences : la pollution lumineuse « rend l’endormissement difficile pour nombre de personnes, car elle retarde la synthèse de la mélatonine, surnommée “hormone du sommeil”. » Elle altère le rythme circadien. Puisque la mélatonine régule « la sécrétion d’autres hormones, le dérèglement qu’elle subit affecte de nombreux aspects de notre métabolisme : pression artérielle, stress, fatigue, appétit, irritabilité ou attention » [3]. Cette critique de l’hégémonie de la lumière est de plus en plus répandue lorsque c’est l’espace public qui est concerné. Mais nous reproduisons souvent un tel excès de lumière et donc sa nuisance dans nos intérieurs, le soir, en ne laissant aucune place à l’obscurité.
Nous pouvons pourtant facilement élaborer des clairs-obscurs. Cela signifie penser l’obscurité et la lumière comme étroitement complémentaires, sélectionner avec soin des luminaires et les agencer de manière à pouvoir ménager des ombres qui nous soient à la fois agréables et bénéfiques.
Ménager des ombres, ce peut être aussi renouer avec un éclairage non électrique, avec la lumière d’une flamme. S’éclairer, au moins en partie, à la bougie, crée un clair-obscur dynamique, frémissant des courants d’air de la pièce. Le jeu de l’ombre et de la lumière s’anime alors davantage, révélant encore leur complémentarité. Ce peut être même l’occasion privilégiée d’une rêverie, ce « clair-obscur psychique » selon la belle expression de Bachelard :
La flamme, parmi les objets du monde qui appellent la rêverie, est un des plus grands opérateurs d’images. La flamme nous force à imaginer. Devant une flamme, dès qu’on rêve, ce que l’on perçoit n’est rien au regard de ce qu’on imagine. [...] Il semble qu’il y ait en nous des coins sombres qui ne tolèrent qu’une lumière vacillante. [4]
Georges Iliopoulos
[1] Tanizaki Jun’ichirô, Louange de l’ombre [1933], Éditions Picquier, 2017, p. 60.
[2] Ibid. p. 94.
[3] Ramzig Keuchyan, Les Besoins artificiels. Comment sortir du consumérisme, Éditions La Découverte, 2019, p. 8.
[4] Gaston Bachelard, La Flamme d’une chandelle, Presses universitaires de France, 1961, p. 1-6.