Chaque objet, chaque matériau de notre quotidien voit inéluctablement les marques du temps s’inscrire à sa surface. Ce peut être une fine craquelure dans la peinture d’un mur, une constellation de légères taches dans le bois du plan de travail, la nuance affadie d’une étoffe, l’éclat terni d’une ancienne casserole. On peut certes essayer d’y remédier, d’enduire, de poncer, de récurer, de revernir, de repeindre, pour retrouver la fraicheur du neuf ; parfois on remplace, tout simplement parce que « c’est vieux ».
Pourtant ces patines, propres à chaque type de matériau, témoignages de l’histoire singulière des objets, peuvent être l’occasion d’un plaisir esthétique spécifique. C’est ce que l’historien de l’art Erwin Panofsky souligne à propos des statues de la cathédrale de Chartres :
Lorsque nous nous abandonnons à l’impression produite sur nous par les statues de Chartres, soumises aux intempéries, nous ne pouvons nous empêcher de goûter comme une valeur esthétique la charmante patine du temps qui amortit leurs contours ; mais cette valeur, qui tient à la fois au plaisir sensuel né d’un jeu particulier de lumière et de couleur, et à celui, plus sentimental, attribué à « l’ancienneté » et à « l’authenticité », n’a rien à voir avec la valeur objective, ou artistique, dont les sculptures furent investies par leur auteur. Du point de vue des tailleurs de pierre gothiques, l’usure du temps n’était nullement recherchée, elle était même parfaitement indésirable : ils s’efforçaient de protéger leurs statues par un revêtement coloré qui, dans sa fraîcheur première, aurait probablement gâté une bonne part de notre plaisir esthétique. [1]
Paradoxalement, si ces hiératiques statues sollicitent aujourd’hui notre regard et nous saisissent, c’est donc précisément parce qu’elles ne sont plus telles qu’elles ont été sculptées et peintes, parce qu’elles ne sont plus tout à fait les mêmes que dans leur prime jeunesse.
Les traces laissées par le temps et les aléas ne constituent donc pas nécessairement des défauts à cacher avec honte ou à effacer. Elles peuvent même être, à l’inverse, sciemment mises en valeur. C’est ce que nous montrent les objets wabi sabi japonais. Le pôle wabi de cette notion peut être caractérisé comme une « esthétique cultivée qui trouve la beauté dans la simplicité et une rusticité très pauvre » [2]. Le versant sabi, lui, selon le spécialiste du Japon Dominique Buisson :
traduit plus spécifiquement la patine de l’âge, le renoncement à l’éclat. Cette résignation sereine de l’inéluctable marque du temps magnifie au contraire la profondeur esthétique que l’usure, la perte de vivacité, la rouille peuvent apporter à un objet qui a bien servi. Telle la teinture d’un tissu indigo qui, passant avec le temps, perd de son intensité jusqu’à révéler la trame du tissu, mais rien de sa dignité. Depuis leur premier bain, hanada, jusqu’à leur quasi-disparition, kamenozoki, les nuances fluent et refluent entre le visible et l’invisible. [3]
Cette qualité que désigne sabi est également une exhortation à restaurer, à recycler artistement en soulignant ce geste même plutôt qu’à remplacer par du neuf : c’est notamment « le cas des poteries anciennes, comme les bols pour la cérémonie du thé, chawan, dont les fêlures sont colmatées à la laque d’or pour en affirmer le vécu » [4].
Plutôt que de vous attrister au souvenir d’éclats assombris par les années, plutôt que de vous obliger, maussades, à des achats superflus, vous pouvez donc vous exercer à un « joyeux consentement » [5], à la fois esthétique et pratique, à l’irréversibilité du temps et de ses effets. Ceux-ci peuvent constituer à leur manière une authentique force de renouvellement pour votre intérieur, une dynamique d’heureuses surprises : c’est précisément parce que rien n’est absolument stable et pérenne, c’est parce que tout est mouvant qu’il peut y avoir, de multiples manières, « création continue d’imprévisible nouveauté » [6].
Georges Iliopoulos
[1] Erwin Panofsky, L’Œuvre d’art et ses significations. Essai sur les « arts visuels », trad. B. et M. Teyssèdre, Gallimard (« Bibliothèque des Sciences humaines »), 1969, p. 42.
[2] Donald Richie, Traité d’esthétique japonaise, trad. L. Strim, Sully (« Le Prunier »), 2016, p. 99.
[3] Dominique Buisson, « Aux sources du raffinement japonais », dans Jean-Marie Bouissou (dir.), Esthétiques du quotidien au Japon, IFM / Éditions du Regard, 2010, p. 65.
[4] Ibid.
[5] Vladimir Jankélévitch, L’Irréversible et la nostalgie [1974], Flammarion (« Champs essais »), 2011, p. 235.
[6] Henri Bergson, « Le Possible et le réel » [1930], dans La Pensée et le mouvant, PUF (« Quadrige »), 2013, p. 99.