« Jadis, les œuvres d’art avaient leur place dans les maisons, les palais, les églises, les temples » [1], nous rappelle Paul Valéry qui attire ici l’attention sur le caractère historiquement déterminé de notre rapport à l’art.
Aujourd’hui, on associe souvent la fréquentation des œuvres avec celle des lieux privilégiés de leur exposition au public : musées, centres d’art, galeries. On visite une exposition, on lit les textes explicatifs, on passe quelques secondes voire quelques minutes devant une œuvre, parfois dans des salles pleines de monde. Ces espaces ont pourtant une histoire relativement brève, les objets qu’ils préservent sont parfois beaucoup plus anciens qu’eux.
C’est seulement au XVIIIe siècle qu’apparaissent en Europe les premiers musées à destination du plus grand nombre ; les collections des princes étaient auparavant privées et n’étaient montrées qu’à de rares privilégiés [2]. C’est d’ailleurs, entre autres facteurs, leur mise en place dans de tels lieux qui a donné aux objets qui y sont montrés le statut d’œuvres d’art : « Un crucifix roman n’était pas d’abord une sculpture, la Madone de Cimabué n’était pas d’abord un tableau, même l’Athéna de Phidias n’était pas d’abord une statue », nous rappelle Malraux au tout début de son Musée imaginaire. C’est le musée qui les a, en un sens, transformés en œuvres d’art. Il est, pour son visiteur, « une confrontation de métamorphoses » [3].
Visiter les diverses institutions consacrées à l’art n’est pourtant pas la seule modalité possible de rencontre avec des œuvres. Nous pouvons les faire entrer chez nous, les intégrer à notre vie quotidienne. Nous pouvons alors développer avec elles d’autres rapports, une certaine familiarité. Nous pouvons alors prendre le temps de les voir, seul.e.s, et découvrir de nouveaux détails au fil des jours, des années. Nous pouvons les percevoir sous différentes lumières, sous différents aspects. Elles entrent en relation avec l’ensemble de notre habitat, avec les autres objets qui le peuplent, elles ressortent différemment en fonction des couleurs, des tonalités et des formes dont nous décidons de les entourer. Nous pouvons faire apparaître des complémentarités et des rappels, faire jouer des contrastes. Nous devons même nous en occuper, en prendre soin, les nettoyer, les toucher. Elles peuvent à nouveau être résolument et positivement ornementales, authentique fin de l’art selon Matisse qui soutient qu’« une peinture se doit d’être toujours décorative » [4].
Les œuvres d’art, une fois installées chez nous, peuvent aussi nous rappeler de chercher activement des plaisirs esthétiques au sein même de notre vie quotidienne, plutôt que de les cantonner à des moments et des lieux distincts qui seraient, seuls, propres à les provoquer. Elles nous invitent à scruter et à goûter « l’irrésistible et magnifique présence du sensible » [5] qui nous entoure, ici et maintenant, chez nous, à la recherche de la beauté qui peut s’y cacher.
Georges Iliopoulos
[1] Paul Valéry, Œuvres, Pièces sur l’art, t. 1, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 1960, p. 1290.
[2] Sur cette histoire des musées en Europe, voir sur le site du Collège de France le cours donné par Bénédicte Savoy en 2018.
[3] André Malraux, Le Musée imaginaire [1947], Gallimard (« Folio Essais »), 1996, p. 11-12.
[4] Henri Matisse, « Notes d’un peintre », dans Écrits et propos sur l’art, Hermann, 1972, p. 42.
[5] Mikel Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique, t. 1, PUF, 1953, p. 127.