Comme l’excès de lumières artificielles, les nuisances sonores et notamment urbaines sont une pollution souvent impensée qui détériore la qualité de notre vie quotidienne et de celle des autres vivants qui partagent avec nous l’espace de la ville. Au passage de certaines motos particulièrement rugissantes, on s’étonne presque que leurs conducteurs n’en deviennent pas sourds. Pourtant, une fois rentrés et à l’abri des bruits importuns, on allume télévision, radio, on écoute podcasts, musique, ou toutes sortes d’ondes pouvant conjurer l’ennemi inverse : un silence trop présent.
L’historien Alain Corbin a retracé les évolutions de la sensibilité occidentale au silence depuis la Renaissance. Notre contemporanéité se caractérise selon lui par une crainte sourde, attisée par certaines nouveautés de nos modes de vie. Il nous rappelle que l’histoire de cette sensibilité est cependant traversée de multiples valences et d’ambivalences :
Le silence n’est pas seulement absence de bruit. Nous l’avons presque oublié. Les repères auditifs se sont dénaturés, affaiblis, désacralisés. La peur voire l’effroi suscités par le silence se sont intensifiés. Dans le passé, les hommes d’Occident goûtaient la profondeur et les saveurs du silence. Ils le considéraient comme la condition du recueillement, de l’écoute de soi, de la méditation, de l’oraison, de la rêverie, de la création ; surtout comme le lieu intérieur d’où la parole émerge. Ils en détaillaient les tactiques sociales. La peinture était pour eux parole de silence. L’intimité des lieux, celle de la chambre et de ses objets, comme celle de la maison, était tissée de silence. […] Désormais il est difficile de faire silence, ce qui empêche d’entendre cette parole intérieure qui calme et qui apaise. La société enjoint de se plier au bruit afin d’être partie du tout plutôt que de se tenir à l’écoute de soi. Ainsi se trouve modifiée la structure même de l’individu. […] Or, ce n’est pas tant, comme on pourrait le croire, l’accentuation de l’intensité du tapage dans l’espace urbain qui constitue le fait majeur. […] le bruit de la ville, devenu autre, n’est sans doute pas plus assourdissant qu’au XIXe siècle. L’essentiel de la novation réside en l’hypermédiatisation, en la permanente connexion et, de ce fait, en l’incessant flux de paroles qui s’impose à l’individu et qui le conduit à redouter le silence. [1]
Il reste toutefois possible, et salutaire, de retrouver le goût de la quiétude, de « réapprendre à faire silence » [2].
« Faire silence ». Cette formule enjoint d’abord à envisager le silence non comme une simple absence, négative ou en creux, de sons, mais comme une réalité pleine et positive ; il y a bien quelque chose qui s’instaure, quelque chose qui advient. Elle invite également à saisir la dimension active de ce geste : c’est bien à nous de l’initier, résolument. Il ne tient qu’à nous de faire de notre habitat un « réceptacle de silence », d’en apprécier les différentes « textures » [3]. Mais faire silence, c’est aussi se rendre compte qu’il n’est jamais pur, qu’il est toujours imparfait, étoffe brodée de tous les sons les plus ténus des alentours et de ceux de notre propre corps ; c’est pouvoir apprécier « l’osmose du silence et de l’onde indéterminée des bruits susurrés par l’extérieur » [4], exercer son ouïe à saisir ce qui d’ordinaire lui échappe.
De même qu’une légère modification de l’éclairage, un apaisement de l’atmosphère sonore, faire soi-même silence, peut aussi renouveler notre rapport aux choses du quotidien :
Chaque objet a en soi un fond qui vient de plus loin que la parole désignant cet objet. Ce fond, l’homme ne peut le rencontrer autrement que par le silence. L’homme se tait de soi-même quand il voit un objet pour la première fois. L’homme répond par son silence à l’état antérieur à la parole, tel qu’il est dans l’objet ; il rend honneur à l’objet par son silence. [5]
En rentrant, après une journée passée dans la cacophonie de la ville, répétons-nous donc l’exhortation de Paul Valéry : « Entends ce bruit fin qui est continu, et qui est le silence. Écoute ce que l’on entend lorsque rien ne se fait entendre. » [6]
Georges Iliopoulos
[1] Alain Corbin, Histoire du silence. De la Renaissance à nos jours [2016], Flammarion (« Champs »), 2018, p. 7-9.
[2] Ibid. p. 10.
[3] Ibid. p. 27.
[4] Ibid. p. 22.
[5] Max Picard, Le Monde du silence, PUF, 1954, p. 55.
[6] Paul Valéry, Tel Quel, dans Œuvres, t. II, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 1960, p. 656-657.