natures

georges iliopoulos philosophie homeney

On a pris l’habitude de penser « la nature » comme une extériorité et une altérité. Il s’agirait notamment, pour nous autres urbains, de la faire entrer dans nos villes et nos intérieurs, de renouer avec elle, de lui laisser une place qu’elle ne peut défendre par elle-même. On en a même redoublé la distance lorsqu’on qualifie sa part la plus éloignée de nous de « sauvage » ; il fallait mettre un mot sur ce qu’on pose comme irrémédiablement autre.

Cette attitude n’est pas neuve en Europe mais elle n’est ni immémoriale ni (joyeux tour du langage courant) naturelle. L’anthropologue Philippe Descola a finement décrit et analysé ce « grand partage » entre l’humain et le non humain, qui s’est développé dans la pensée occidentale. Cette position ontologique, qu’il condense sous le terme de « naturalisme », se fonde d’une part sur l’idée d’une « ressemblance des physicalités » ou d’une continuité matérielle des êtres, et d’autre part sur la conviction d’une irréductible « différence des intériorités » ou d’une « discontinuité des esprits » [1]. Notre raison, notre subjectivité, notre moralité, et toutes les autres facettes de notre intériorité humaine chérie, nous distingueraient des autres vivants. Par commodité, mettons-les donc tous ensemble dans le grand sac de « la nature ». Or, ce que nous montre Philippe Descola avec des preuves ethnographiques et historiques à l’appui, c’est que cette attitude dichotomique n’est, d’un point de vue anthropologique, ni un invariant ni une nécessité.

On oublie trop souvent, d’ailleurs, la richesse sémantique du terme même de « nature ». Son sens premier ne renvoie pas à un champ distinct de l’humain mais à ce qui est le propre d’un être, quel qu’il soit, à sa nature singulière. C’est cette signification qu’exprime la plus ancienne occurrence connue du grec phusis, dont la natura latine a hérité l’amplitude de sens :

On rencontre bien dans l’Odyssée une occurrence du terme qui servira ensuite à désigner la nature, phusis, mais il est employé en références aux propriétés d’une plante, c’est-à-dire dans le sens restreint de ce qui produit le développement d’un végétal et caractérise sa « nature » particulière. C’est en ce sens-là qu’Aristote précisera plus tard dans une perspective étendue à l’ensemble du vivant : tout être se définit par sa nature, conçue à la fois comme principe, comme cause et comme substance. [2]

Dans l’épopée d’Homère, c’est le dieu Hermès qui donne au héros cette herbe à la racine noire et à la « fleur couleur du lait pur » [3]. Il lui en décrit la phusis afin que celui-ci échappe grâce à elle aux sortilèges de Circé qui a transformé ses compagnons en porcs, qui leur a donné, en un sens, une autre nature.

Prêtons attention aux particularités, aux natures toujours dynamiques [4] des êtres que nous côtoyons, au lieu de nous contenter de les reléguer dans l’extériorité générale d’une nature hypostasiée et séparée artificiellement de nous par un fossé infranchissable. Celle-ci n’a rien de plus à nous dire que notre désir d’être, nous humains, tout à fait uniques parmi les vivants. C’est à nous de rompre cet envoûtement-là, sans l’aide d’Hermès, mais peut-être en étudiant nous-mêmes les phuseis des autres êtres ; nous sentirons alors que nous sommes des natures parmi d’autres. Tendons par exemple l’oreille, lorsqu’un merle chante puissamment près de la fenêtre qui délimite notre territoire personnel, notre appartement ou notre maison : l’oiseau aussi habite, à sa manière, un certain volume d’espace qu’il fait sien, lui aussi y vit joies et drames, lui aussi s’y nourrit, s’y repose, s’y exprime, s’y retire dans la solitude ou y tisse des liens [5].

Qui sait ? Au fond, il vous ressemble peut-être plus, par certains aspects, que vos voisins humains, trop humains.

Georges Iliopoulos

 

[1] Philippe Descola, Par-delà nature et culture [2005], Gallimard (« Folio essais »), 2015, p. 403.

[2] Ibid. p. 124.

[3] Homère, L’Odyssée, Chant X, 302, traduction de Philippe Jaccottet, La Découverte, 2000, p. 168.

[4] En effet, « phusis renvoie à ce qui naît et se développe (de phuomai, “se mettre à pousser”, “croître”) » (Catherine Larrère et Raphaël Larrère, Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l’environnement [1997], Flammarion (« Champs essais »), 2009, p. 27).

[5] Voir à ce propos Vinciane Despret, Habiter en oiseau, Actes Sud (« Mondes sauvages »), 2019.