Il y a des « journées rebelles aux livres » [1], pendant lesquelles, bien que décidés à entamer ou à poursuivre cet ouvrage qui devrait nous passionner, nous le refermons après avoir péniblement relu cinq fois le même paragraphe. Il peut alors nous arriver de chercher, dans un vague espoir, une autre lecture parmi les étagères de notre bibliothèque. Nous survolons les titres, nous feuilletons les livres, certains font ressurgir la période précise de notre vie où nous y étions plongés, d’autres gardent leur mystère, dans l’attente d’être lus. La diversité de coloris des couvertures et les différentes dimensions choisies par les éditeurs forment un joyeux mélange. Les noms des auteurs, sur le dos de leurs travaux, composent une foule anachronique et bigarrée.
Par l’intermédiaire des livres, de blocs souples de papier et d’encre, c’est à la subjectivité de ces écrivains que nous avons accès, à leurs pensées et à leurs affects, d’une manière peut-être bien plus authentique que si nous les avions rencontrés en personne. Leurs écrits nous laissent découvrir ce que Proust nomme leur « moi profond », un moi opposé à celui superficiel de la conversation mondaine ou même amicale. Cela tient au fait que, selon l’auteur de La Recherche du temps perdu, ce que l’on exprime dans la discussion ordinaire est, pour les besoins de la communication, ce que les interlocuteurs peuvent comprendre, c’est-à-dire ce qui est commun, ce qui n’est donc pas véritablement nôtre, ce qui n’est pas propre à chaque individu : la conversation est possible avec les autres parce que nous causons « d’une chose qui est la même pour eux et pour nous, la racine personnelle de notre propre impression étant supprimée » [2].
Les œuvres littéraires, et d’une manière plus générale les œuvres d’art, sont à l’inverse le fruit d’un travail d’approfondissement, le fruit d’une « alchimie des impressions » [3] personnelles de leur auteur, dans ce qu’elles ont d’irréductiblement singulier. Elles nous donnent accès au moi profond de l’artiste ou de l’écrivain, un monde qui lui est propre et qui nous apparaît alors dans son unicité et dans son originalité. Ainsi, lorsque le narrateur de la Recherche visite pour la première fois l’atelier d’Elstir à Balbec, cette pièce pleine des tableaux du peintre lui apparaît « comme le laboratoire d’une sorte de nouvelle création du monde » [4]. De même, si Dostoïevski est un grand écrivain, c’est d’abord parce que « le monde qu’il peint a l’air d’avoir été créé pour lui », parce que l’humanité décrite dans ses œuvres est « à la fois pleine de vérités, profonde et unique, n’appartenant qu’à Dostoïevski » [5]. Par l’approfondissement de ses impressions, celui-ci crée, fait advenir une nouveauté et une « beauté secrète » [6] qui lui sont propres.
C’est pourquoi ce sont l’art et la littérature qui rendent possible, selon Proust, le « seul véritable voyage » [7] :
Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant que qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini et, bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont il émanait, qu’il s’appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial. [8]
Votre bibliothèque regorge ainsi d’une multitude d’invitations au voyage, c’est une constellation de mondes qu’elle vous permet de visiter. Voilà de quoi vous donner, peut-être, l’envie de rouvrir ce livre qui vous tombait des mains.
Georges Iliopoulos
[1] Joris-Karl Huysmans, À rebours [1884], GF Flammarion, 2004, p. 97.
[2] Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, t. VII, Le Temps retrouvé [1927], Gallimard (« Folio classique »), 1990, p. 198.
[3] Ibid. p. 77.
[4] Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, t. II, À l’ombre des jeunes filles en fleurs [1919], Gallimard (« Folio classique »), 1988, p 398.
[5] Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, t. V, La Prisonnière [1923], Gallimard (« Folio classique »), 1989, p. 365-366.
[6] Ibid. p. 364.
[7] Ibid. p. 246.
[8] Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, t. VII, Le Temps retrouvé [1927], op. cit., p. 202.